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Et moi sur le mur de ma cellule VIP (je suis tout seul, j’ai la télé et des bouquins, ça peut aller, même si ça pue la pisse et si je crache mes poumons), j’ai scotché La Pirogue de Gauguin, tableau qui date de 1896. Il fait partie de la collection de Sergueï Chtchoukine exposée à l’Ermitage de Leningrad. Je tousse devant cette image toute la journée: un homme, sa femme, leur enfant, calmement alanguis autour de leur pirogue, sur une plage polynésienne.

Dans l’une des dernières lettres de sa vie, Gauguin a écrit: «Je suis un sauvage». Il me suffit de penser que je ne suis pas en prison mais délivré du monde. Les moines aussi vivent dans des cellules.

Je regarde La Pirogue, cette scène idyllique, ce couple et leur petit bébé, et à l’arrière-plan Gauguin a peint un coucher de soleil rouge vif, on dirait un champignon atomique, et je nage vers eux, je saute dans la pirogue, je vais les rejoindre sur leur île, ils vont m’aimer, je crawle vers la plage, je croise les poissons-lunes, les raies manta caressent mes paumes, je vais les retrouver, nous ferons l’amour tous ensemble, Tamara avec Sophie, Duler avec Marronnier, je vais tout surmonter, ils ont échappé à la société, nous formerons une famille nouvelle, on baisera à quatre, et je mangerai les pieds de Chloë, si petite qu’elle tient dans une seule main, tu verras, je vais les rejoindre dans l’île fantôme, vous le croyez, ça, oui, c’est clair que j’ai pété les plombs, et je nage sous la mer, je bois la tasse, je me sens si bien, et le coucher de soleil de Gauguin ressemble vraiment à une explosion nucléaire.

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Sur Ghost Island, quelques mois ont passé. Ils en ont marre d’être morts. Il leur semble que la misère est bien plus pénible au soleil. Ils souffrent de biennutrition. Ils végètent au milieu des végétaux. Quand ils sont en forme, ils vont se mêler aux grappes humaines: River Phoenix se fait sucer par Caroline pendant que Patrick sodomise Ayrton Senna; tout ce petit monde se baise, s’encule, taille des pipes, lèche du sperme, s’astique le clitoris, pompe des bites, éjacule sur des visages, s’attache la chatte, se fouette les seins, se pisse dessus, se gouine et se branle dans la joie et la décontraction.

Mais au bout d’un certain temps, on en a marre des plans à dix-sept. Alors on perfectionne son tennis, on fait de la pêche sous-marine au large de l’atoll, un tour de Riva dans la baie, du ping-pong sous un parasol géant, des parties de pétanque en string, des batailles de Dom Pérignon, et même, tenez, pas plus tard que ce soir, Caroline a repassé elle-même les tee-shirts de Patrick, et il était tout ému qu’elle réclame une planche à repasser au lieu de sonner les femmes de chambre, il ne pensait pas être aussi touché, connaître à nouveau toute cette simplicité.

Souvent, ils se relaxent aussi dans des caissons d’isolation sensorielle, ou sur des matelas à eau bouillonnante, entre deux massages aromathérapiques et séances de shiatsu.

Pas d’alternative au monde actuel.

L’azur, l’azur, l’azur, l’azur, ils ont une overdose d’azur, une indigestion de paradis, allongés sur leurs transats ou leurs fauteuils en rotin genre Emmanuelle qui grattent les fesses, au bord d’une piscine où barbottent Mona, Tania et Lola, les nymphettes rémunérées dont trois éphèbes glabres se partagent mollement les orifices rasés. Ils sont ventripotents. Ils se sont trop goinfrés, leur ventre pend au-dessus de leur bermuda qui se tient à carreaux. La bidoche trahit les profiteurs. Regarde-les, ces imbéciles heureux que leur lâcheté a rendu alcooliques: une épaisse couche de gras recouvre leurs traits satisfaits. Ils dansent la lambada en toute impunité. Ils ont fui les hommes, moins importants pour eux que les fleurs et les rivières qui se déversent dans la mer. Ils écoutent du reggae californien. Ils sont repus de truffes et de caviar. Gros comme leur bébé. Caroline pouponne, Patrick jardine, bébé babille. Le bonheur donne la gueule de bois.

En 1998, chaque ménage français a dépensé en moyenne 640 francs par semaine pour son alimentation. Coca-Cola vend un million de cannettes par heure dans le monde. Il y a vingt millions de sans-emploi en Europe.

Ils voudraient des journaux, des télés, de l’agitation: ils n’ont que la torpeur tiède des jours qui se ressemblent.

Barbie vend deux poupées par seconde sur terre. 2,8 milliards d’habitants de la planète vivent avec moins de deux dollars par jour. 70 % des habitants de la planète n’a pas le téléphone et 50 % pas l’électricité. Le budget mondial des dépenses militaires dépasse 4 000 milliards de dollars, soit deux fois le montant de la dette extérieure des pays en voie de développement.

Caroline commence à trouver horrible d’élever sa fille dans cette secte blasée.

— Elle ne pourra jamais partir d’ici? Elle a besoin de pollution, de bruits, de pots d’échappement!

Patrick déprime dans la bambouseraie. Même le clapotis des vagues ne berce plus personne. Les heures glissent sur eux. Ils se saoulent de cocktails multicolores, ils ont tout le temps mal au crâne. Le vent salé donne la migraine. La mer miroitante se répète. L’océan gâtifie.

La fortune personnelle de Bill Gates équivaut au PIB du Portugal. Celle de Claudia Schiffer est estimée à plus de 30 millions d’euros. 250 millions d’enfants dans le monde travaillent pour quelques centimes de l’heure.

Revenir, là-bas revenir! Je sens que les oiseaux ont la migraine… Patrick a des idées d’affiches, des concepts plein la tête, et ça défile, ça défile, il se souvient. POUR LES MECS QUI AIMENT LES MECS QUI AIMENT LES PUTES QUI AIMENT LA COKE QUI AIME LE FRIC.

Pas d’alternative au monde actuel.

Ils se marient, divorcent, se remarient, font des enfants, ne s’en occupent pas, mais élèvent ceux des autres, et d’autres élèvent les leurs. Tous les jours, les 200 plus grandes fortunes du monde grossissent de 500 dollars par seconde. L’aube est un coucher de soleil en auto-reverse. Le crépuscule une aurore rembobinée. Dans les deux cas, c’est rouge, et dure trop longtemps. On estime que 25 % de toutes les espèces animales pourraient être rayées de la surface du globe avant 2025. A la fin des contes de fées, on lit toujours la même formule: «Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants». Point final. On ne nous dit jamais ce qui se passe après: le prince charmant n’est pas le père de ses enfants, il se met à picoler, puis quitte la princesse pour une femme plus jeune, la princesse fait quinze ans d’analyse, ses enfants se droguent, l’aîné se suicide, le cadet se prostitue dans les jardins du Trocadéro.

Patrick et Caroline passent leurs journées à attendre le soir, et leurs nuits à attendre le matin. Bientôt, quand ils feront l’amour, ce ne sera plus pour le plaisir mais pour avoir la paix pendant huit jours. Toutes ces criques cristallines, ces lagons cernés par une barrière de corail, ne servent qu’à les enfermer dans du bleu. Leur cabane en pierre de corail et bois de mangrove est surtout clôturée d’eau. Cette île est un château hanté. Des journées entières à effeuiller les marguerites: «je t’aime, plus du tout, plus beaucoup, pas tellement, pas tant que ça, moins qu’hier, plus que demain». La fin du monde aura lieu dans cinq milliards d’années, et quand le soleil éclatera, la Terre sera brûlée comme une pomme de pin par un lance-flammes. Le soleil filtre à travers les feuilles de palmes séchées. Le soleil est un compte à rebours jaune. Le chiffre d’affaires de General Motors (168 milliards de dollars) équivaut au PIB du Danemark. La lune en plein jour, les pieds dans l’eau, le clapotis tiède, la brise écoeurante, l’odeur des bougainvillées, des bouquets de jacarandas, c’est à gerber de fleurs puantes comme un Stick-Up d’Airwick.

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