— Je ne l’aimais plus mais je l’aimerai toujours sauf que je ne l’ai pas assez aimée alors que je l’ai toujours aimée sans l’aimer comme il fallait l’aimer.
Tu pleures encore à l’heure où tu écris ces lignes.
Bergson a défini le rire comme «du mécanique plaqué sur du vivant». Les larmes sont donc l’inverse: du vivant plaqué sur du mécanique. C’est un robot qui tombe en panne, un dandy gagné par le naturel, l’irruption de la vérité en plein artifice. Tout à coup, un inconnu vous offre un coup de fourchette dans le ventre. Tout à coup, un inconnu vous offre une sodomie dans les douches. Tout à coup, une inconnue vous offre un adieu en forme d’échographie. Quand une femme enceinte se suicide, cela fait deux morts pour le prix d’un, comme dans les promotions lessivières. Et l’insolente Mylène Farmer de chanter à la radio: «Si je dois tomber de haut / Que ma chute soit lente».
UNE DERNIÈRE COUPURE PUB. ET A TOUT DE SUITE.
UN HOMME EST SEUL, ASSIS PAR TERRE DANS UN APPARTEMENT SANS MEUBLES.
FLASHBACK AU RALENTI (NOIR ET BLANC): ON VOIT LES HUISSIERS QUI SONT VENUS SAISIR TOUT CE QU’IL POSSÉDAIT, ON VOIT UNE SCÈNE DE MÉNAGE AVEC SA FEMME QUI S’EN VA EN CLAQUANT LA PORTE, ON COMPREND QU’IL N’A PLUS RIEN.
SOUDAIN ON REVIENT SUR LUI QUI JETTE UN REGARD DÉSESPÉRÉ A LA CAMÉRA.
UNE VOIX OFF L’APOSTROPHE: «VOTRE FEMME VOUS A QUITTÉ? VOUS N’AVEZ PLUS UN EURO? VOUS ÊTES MOCHE ET CON? TOUT PEUT S’ARRANGER EN UN RIEN DE TEMPS».
L’HOMME EST INTÉRESSÉ PAR LA VOIX QU ’IL VIENT D’ENTENDRE. IL HOCHE LA TÊTE D ’UN AIR DÉPRIMÉ. BRUSQUEMENT IL SORT UN REVOLVER DE SA POCHE ET EN POINTE LE CANON SUR SA TEMPE.
LA VOIX OFF POURSUIT: «MOURIR, C’EST ÊTRE LIBRE, COMME AVANT D’ÊTRE NÉ».
L’HOMME SE TIRE UNE BALLE DANS LA TÊTE. SON CRÂNE EXPLOSE, SA CERVELLE ÉCLABOUSSE LES MURS. MAIS IL N’EST PAS TOUT A FAIT MORT. ALLONGÉ PAR TERRE, IL TREMBLOTE, LE VISAGE COUVERT DE SANG. LA CAMÉRA S ’APPROCHE DE SA BOUCHE. IL MURMURE:
«— MERCI LA MORT».
IL CESSE DE REMUER, LES YEUX OUVERTS, FIXANT LE PLAFOND.
LA VOIX OFF CONCLUT SUR UN TON COMPLICE: «TUTOIE LA MORT: TUE-TOI! LE SUICIDE PERMET D’INTERROMPRE LA VIE ET SES NOMBREUX SOUCIS!»
Signature avec logo de la FFSP:
«PLUS DE TRACAS: LA MORT EST UN RÉSULTAT».
suivie de la mention légale:
«CE MESSAGE VOUS ÉTAIT OFFERT PAR LA FÉDÉRATION FRANÇAISE POUR UN SUICIDE PAISIBLE (FFSP)»
AUTRES SIGNATURES POSSIBLES:
«LA MORT EST A LA MODE»
«PAS DE VIE, LA MORT D ’ABORD»
«LA VIE? LAISSE-LA A TES AMIS».
VI. Ils
«J’ai dit “Non, y aura pas d’endroits merveilleux où aller quand j’aurai fini mes études et tout. Ouvre tes oreilles. Ce sera entièrement différent. Faudra qu’on descende par l’ascenseur avec des valises et tout. Faudra qu’on téléphone à tout le monde et qu’on dise au revoir et qu’on envoie des cartes postales des hôtels où on logera et tout. Et je travaillerai dans un bureau, je gagnerai plein de fric, j’irai au boulot en taxi ou bien en prenant le bus dans Madison Avenue, et je lirai les journaux, et je jouerai tout le temps au bridge, et j’irai au ciné voir plein de courts métrages idiots et ‘Prochainement sur cet écran’ et les Actualités’. Les Actualités. Putain. Il y a toujours une foutue course de chevaux, et une bonne femme qui casse une bouteille au-dessus d’un bateau, et un chimpanzé affublé d’un pantalon qui fait de la bicyclette. Ce sera pas du tout pareil. Tu vois ce que je veux dire “».
J.D. SAUNGER, L’Attrape-Coeur, 1951.
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Ils ne sont pas morts: ils sont sur une île. Ils respirent et gambadent. Marc Marronnier et Sophie sont ridicules et s’en moquent. Il faut blâmer la joie, c’est sa faute à elle. Ils vivent dans l’eau. Ils finissent par s’aimer, car à force de faire l’amour, on finit par y mêler des sentiments. Ils ont quitté le Sénégal pour une petite cabane sans télé, ni radio, ni discothèque, ni air conditionné, ni cannettes de bière, ni rien d’autre qu’eux. Ils font griller le poisson des pêcheurs du village avec du riz de coco, se pochetronnant au ti punch sous les nuages blancs. Au Sénégal, ils n’ont croisé personne sur la plage, sauf un gentil Américain. Ils vont très bien, merci, ils ont fui, ils ont gagné. Ils se marrent doucement. C’est l’Américain qui les a tués.
Les jeunes qui brûlent les voitures ont tout compris de la société. Ils ne les brûlent pas parce qu’ils ne peuvent pas les avoir: ils les brûlent pour ne pas les vouloir.
Qu’ils sont adorables. Marc et Sophie méritent leurs prénoms de sitcom.
Ghost Island, dans l’archipel des Caïmans. Comment ont-ils atterri là-bas? L’Américain s’appelait Mike mais son nom n’a pas d’importance, d’ailleurs c’est probablement une fausse identité. Avec son visage buriné, il ressemblait au photographe Peter Beard. Il s’est présenté comme un ancien agent du FBI à la retraite. Ils ont sympathisé avec lui sur la plage du Savana à Saly. Après quelques bringues, ils lui ont raconté leur situation: les détournements de fonds de Marc, son licenciement proche, la grossesse de Sophie, leur envie de tout plaquer. Mike leur proposa un marché: disparaître à tout jamais. Se faire passer pour morts afin de prendre la fuite.
Il connaissait bien la procédure, pour l’avoir utilisée pendant des années lorsqu’il était chargé au FBI du programme de reconversion des «repentis» de la Mafia. Toute son expérience professionnelle avait consisté à cacher d’anciens criminels, à leur faire reconstruire le visage, à changer leur identité et à les envoyer dans un endroit tenu secret. Et maintenant il a trouvé un truc pour arrondir coquettement ses fins de mois: faire profiter les particuliers de son art. Il n’a posé qu’une condition: ils ne doivent jamais revenir chez eux. Pour tuer Marc et Sophie, il n’a eu besoin que d’un mini-Polaroid, de vrais passeports US, de tout un tas de tampons officiels, et c’est ainsi que Marc et Sophie devinrent Patrick et Caroline Burnham.
A un moment, quand on dit trop aux gens que leur vie n’a aucun sens, ils deviennent tous complètement fous, ils courent partout en poussant des cris, ils n’arrivent pas à accepter que leur existence n’a pas de but, quand on y réfléchit c’est assez inadmissible de se dire qu’on est là pour rien, pour mourir et c’est tout, pas étonnant que tout le monde devienne cinglé sur la terre.
En quoi consiste le bonheur? C’est du sable blanc, du ciel bleu, de l’eau salée. «L’Eau, l’Air, la Vie», comme disait Perrier. Le bonheur c’est d’entrer dans une affiche Perrier, de devenir une publicité pour Pacific, avec la fameuse trace du pied nu sorti de la mer qui s’évapore instantanément sur le ponton brûlant. Marc et Sophie fabriquaient des pubs; aujourd’hui Patrick et Caroline en sont devenus une. Ils ont choisi de finir leur vie dans une de leurs créations, de ressembler à un stéréotype bronzé, à une couverture de Voici, à une campagne Maigrelette, avec la véranda de teck sur fond exotique, une annonce Club Med avec sa jolie typo et un liséré blanc tout autour.