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Inutile de signer, Sophie reconnaîtra un style si personnel. Juste après avoir envoyé la carte postale, Octave regrette de ne pas l’avoir suppliée à genoux: «au secours j’y arrive pas je peux pas me passer de toi Sophie c’est pas possible qu’on soit plus ensemble si je te perds je perds tout», merde, ramper à ses pieds, voilà ce qu’il fallait faire, même ça il n’en a pas été capable?

Avant Sophie, il draguait les filles en leur reprochant d’avoir des faux cils. Elles démentaient. Il leur demandait alors de fermer les yeux pour vérifier, et en l’agence, rue du Pont-Neuf, un endroit sombre et silencieux pour faire l’amour contre un mur de béton, debout entre deux bagnoles de fonction. Le plus long orgasme de leur vie à tous les deux. Ensuite, elle lui emprunta son téléphone portable, y tapa son numéro et l’enregistra en mémoire:

— Comme ça, tu ne pourras pas dire que tu l’as perdu.

Octave était tellement amoureux d’elle que son corps se rebellait dès qu’il en était séparé. Il attrapait des boutons, des allergies, des plaques rouges dans le cou, des douleurs stomacales, des insomnies continues. Quand le cerveau croit tout contrôler, le coeur se révolte, les poumons se vident. Toute personne qui nie son amour devient une mocheté et tombe malade. Être sans Sophie enlaidissait Octave. Cela reste valable aujourd’hui: il n’y a pas que la drogue qui lui manque.

— MA BITE CRIE FAMINE!

Octave crie au micro. Odile ondule. Dans la boîte de nuit de l’hôtel, Octave met les disques. Il doit se démerder avec ce qu’il y a: quelques vieux maxis discos, des compils de variété française, trois 45 tours moisis. Tant bien que mal, il parvient à remplir la piste avec les moyens du bord, notamment la plus belle chanson du monde:

«C’est si bon
De partir n’importe où
Bras dessus bras dessous
En chantant des chansons»

par Eartha Kitt. Mais il cède aussi à la facilité en passant «YMCA».

— Les Village People c’est comme le vin, clame Octave: meilleur en vieillissant.

Tout plutôt que «Marcia Baïla». De temps en temps, Odile se colle contre lui devant ses copines. Et dès que les copines s’éloignent, elle se détache. Ce n’est pas lui qui lui plaît, c’est lui devant son girls band à elle. Il se sent vieux et laid dans un monde jeune et beau. Il la rattrape par le poignet et se fâche:

— C’est pénible les allumeuses de 18 ans.

— Moins que les divorcés de 33.

— La seule chose que je ne pourrai jamais changer chez toi, c’est mon âge.

Il court après plein de jolies filles pour éviter de se demander pourquoi il court après plein de jolies filles. La réponse, il ne la connaît que trop: pour éviter de rester avec une seule.

Plus tard, il ne s’est rien passé. Octave a ramené Odile à sa chambre; elle titubait. Il s’est allongé sur son lit. Elle a filé dans la salle de bains et il l’a entendue vomir. Puis elle a tiré la chasse d’eau et s’est brossé les dents en espérant qu’il n’avait rien remarqué. Quand elle s’est déshabillée, Octave a fait semblant de dormir, puis s’est endormi pour de vrai. La chambre sentait le vomi au Fluocaril.

Dans l’avion du retour, on déplora une avalanche de brushings et quelques pannes de déodorant. Octave déclamait à haute voix les «Paroles, Paroles» d’Alain Delon dans la chanson de Dalida:

«C’est étrange
Je ne sais pas ce qui m’arrive ce soir
Je te regarde comme pour la première fois
Je ne sais plus comment te dire
Mais tu es cette belle histoire d’amour
que je ne cesserai jamais de lire
Tu es d’hier et de demain de toujours
Ma seule vérité».

Curieux comme le second degré redescend parfois au premier.

«Tu es comme le vent qui fait chanter les violons et emporte au loin le parfum des roses».

Personne de sa génération n’ose plus parler comme ça.

«Tu es pour moi la seule musique qui fait danser les étoiles sur les dunes».

Il a si souvent écouté ces mots en hurlant de rire avec des amis bourrés. Pourquoi les trouvaient-ils si ridicules? Pourquoi le romantisme nous met-il si mal à l’aise? On a honte de nos émotions. On traque le pathos comme la peste. Il n’est pas souhaitable de glorifier la sécheresse.

«Tu es mon rêve défendu
Mon seul tourment
Et mon unique espérance».

Les secrétaires gloussent alors qu’elles fondraient en larmes devant le premier mec qui oserait leur dire «tu es mon rêve défendu» en les regardant droit dans les yeux. Peut-être ricanent-elles nerveusement d’envie. Elles changent de sujet, évoquent les tarifs avantageux de développement photo offerts par le Comité d’Entreprise. Elles n’appellent les dirigeants que par leurs initiales:

— Est-ce que FHP en a parlé à PYT?

— Il faudra voir ça avec JFD.

— La PPM s’est bien passée avec HPT et RGP.

— Oui mais LG et AD n’ont rien validé.

Le reste du vol sert à rouspéter contre le faible montant des tickets-restaurant. Octave essaie toujours de rire plus fort que les autres et, parfois, y parvient. CQFD.

6

Après l’homme invisible, la femme invincible. Dans un avion qui volait exactement en sens inverse, quelques jours après, Sophie lisait la carte postale d’Octave et ne la trouvait pas drôle. Elle était enceinte de lui mais ne l’aimait plus. Elle le trompait depuis un mois avec Marc Marronnier. C’est lui qu’elle allait rejoindre au Sénégal, où il avait décidé de prolonger son séjour.

Au début, elle avait souffert le martyre. Larguer quelqu’un qu’on aime, tout en portant son enfant dans le ventre, demande un courage surhumain, non, rectification, un courage sous-humain: un courage d’animal. C’est un peu comme se couper une jambe sans anesthésie avec un Opinel rouillé, en plus long. Puis elle avait voulu se venger. Son amour s’était transformé en haine et c’est pourquoi elle avait rappelé le boss d’Octave, pour qui elle avait travaillé quelques années plus tôt. Il l’avait invitée à déjeuner et là, elle avait craqué, pleuré, tout déballé sur la table du Quai Ouest. Marronnier venait de se séparer de sa dernière mannequin, ça tombait plutôt bien au niveau de son timing sentimental. Ils avaient commandé des «céviches de pétoncle en escabèche». Octave avait appelé Sophie sur son portable alors que Marc lui faisait déjà du pied.

— Allô, Sophie? Pourquoi tu ne retournes jamais mes appels?

— Je n’ai plus ton numéro.

— Comment ça, tu n’as plus mon numéro?

— Je l’ai effacé de mon portable.

— Mais pourquoi?

— Il me prenait de la mémoire.

Elle avait raccroché, puis éteint son appareil, puis s’était laissé embrasser par-dessus le moelleux au chocolat mi-cuit. Le lendemain, elle changeait de téléphone.

Sophie effaçait ce qui lui prenait de la mémoire.

Octave ignorait sa liaison avec Marc mais il aurait dû s’estimer heureux: être cocufié par son employeur équivalait à un licenciement indirect. L’avion de Sophie non plus ne s’écrasa pas. Marronnier l’attendait à l’aéroport de Dakar. Ils firent l’amour une fois par jour, pendant huit jours. Ils commençaient à avoir l’âge où c’était déjà beaucoup. Aucun des deux ne souffrait; ils aimaient glander ensemble. Tout leur paraissait si simple, si soudainement évident. En vieillissant, on n’est pas plus heureux, non, mais on place la barre moins haut. On est tolérant, on dit ce qui ne va pas, on est serein. Chaque seconde de répit est bonne à prendre. Marc et Sophie n’allaient pas bien ensemble, mais ils étaient bien ensemble, ce qui est beaucoup plus rare. Le truc qui les chiffonnait le plus, c’est de porter le nom d’un sitcom ringard: «Marc et Sophie».

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