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Oui, c’était une époque où même la tendresse était à vendre.

Tamara est la putain que tu ne baises pas. Sur sa mini-jupe est écrit «LICK ME TILL I SCREAM» mais tu te contentes de lécher son oreille (elle déteste ça). Contre 500 euros, elle vient dormir à domicile. Auparavant, vous écoutez des disques ensemble: le groupe «Il était une fois», les Moody Blues, Massive Attack. Tu es prêt à payer très cher juste pour le moment où vos lèvres s’attirent comme des aimants. Tu ne veux pas coucher avec elle, juste la frôler, subir son attraction extra-terrestre. Les amants sont des aimants. Tu refuses de mettre une capote dans Tamara. C’est pourquoi vous ne faites jamais l’amour. Au début, elle ne comprenait pas ce client qui se contentait d’enrouler sa langue autour de la sienne. Et puis elle y a pris goût, aux dents qui mordillent la bouche, à la pointe nerveuse de salive parfumée de vodka, et maintenant c’est elle qui enfonce sa langue dans ta bouche douce, et la pelle devient profonde, pénétration buccale où ta langue devient bite, lèche ses joues, son cou, ses yeux, saveur, gémissement, souffle, désir titillé. Stop. Tu t’arrêtes pour lui sourire à un centimètre du visage, savoir attendre, déguster, ralentir et recommencer. Il faut dire les choses telles qu’elles sont: un baiser est parfois plus beau que baiser.

— J’adore tes cheveux.

— C’est une perruque.

— J’adore tes yeux bleus.

— Ce sont des lentilles.

— J’adore tes seins.

— C’est un Wonderbra.

— J’adore tes jambes.

— Ah! Enfin un compliment.

Tamara éclate de rire.

— Tu me fais trop kiffer.

— C’est un mot de jeune pour dire que tu es heureuse?

— En cet instant précis? Oui.

— En cet instant précis, je sais très bien que tu fais semblant.

— Premièrement, ce n’est pas parce que je fais pas gratuit que je fais semblant. Cela n’a rien à voir. Deuxièmement, oui, je suis plutôt heureuse, considérant que je gagne dix patates par mois en cash.

— L’argent fait le bonheur, alors?

— Pas du tout mais j’en mets plein de côté pour m’acheter une maison et élever mon bébé.

— Quel dommage. J’aurais tellement aimé te rendre malheureuse.

— Je ne suis jamais malheureuse quand je fais payer.

— Moi c’est le contraire: je te paye pour ne pas être malheureux.

— Embrasse-moi, ce soir je te fais 10 % de remise.

Elle enlève le haut. Une fine chaîne en or entoure sa taille. Une rose est tatouée au-dessus de son sein droit.

— C’est un vrai tatouage ou une décalcomanie?

— Un vrai, tu peux sucer, il s’en ira pas.

Quelques aimantations après, tu filmes Tamara au caméscope numérique en l’interviewant:

— Dis-moi Tamara, tu veux vraiment devenir comédienne ou c’était une blague?

— C’est mon rêve, de faire ce métier en plus de… celui-ci.

— Mais pourquoi t’es pas mannequin?

— Mais je le suis, la journée. Comme beaucoup de filles qui travaillent au Bar Biturique. Je cours les castings à longueur de temps. Seulement y a tellement de filles et si peu de boulot qu’on doit bien se démerder pour arrondir les fins de mois…

— Non je te demandais ça parce que… enfin écoute, voilà: j’aimerais proposer ton composite pour la prochaine publicité Maigrelette.

— OK, ce soir j’avale ton foutre gratos.

— Pas question, voyons, tu n’as donc pas compris que je suis le nouveau Robin des Bois?

— Comment ça?

— C’est pourtant simple: je prends aux riches pour donner aux filles.

Oui, certains soirs, tu déboursais 500 €-balles juste pour l’embrasser sous la pluie, et ça les valait. Bon sang, ça les valait largement.

6

Dix jours plus tard, c’est PPM à l’agence (prononcer pipième): «Pre-Production Meeting». La réunionnite au sommet de son art. On n’entend pas une mouche voler: normal, elles savent qu’elles risquent de se faire violemment sodomiser. Alfred Duler est venu avec ses trois mousquetaires de la société Madone, il y a là deux commerciaux de la Rosse, la tv-productrice agence, deux créatifs (Charlie et toi), le réalisateur retenu qui s’appelle Enrique Baducul, il y a aussi son producteur parisien, sa styliste dépressive, son décorateur anglais et une cost-contrôleuse liftée. Charlie a parié avec toi: le premier qui prononce les mots «anxiogène» et «minorer» gagne un déjeuner chez Apicius.

— Les modifs, entame la tv-prod, ont été intégrées par rapport à la réunion du 12. On attend d’autres castings mais Enrique approuve la reco agence. On va donc tout de suite vous montrer la cassette.

Mais, comme toujours dans ce genre de réunions, le magnétoscope ne marche pas et personne ne sait s’en servir. Il faut appeler un technicien car les quatorze personnes présentes, représentant une masse salariale annuelle de plus d’un million d’euros, sont incapables de faire fonctionner une machine qu’un enfant de six ans met en marche du bras gauche et les yeux bandés. En attendant l’arrivée du sauveur qui saura appuyer sur le bouton «play», le réalisateur relit tout haut sa note d’intention.

— Il né faut pas que la fille soit trop zolie, ce sera ouna femme fraîche, ouna zeune adoulte.

Enrique Baducul a commencé comme photographe de mode à Glamour avant de devenir la star du film publicitaire esthétisant à dominante orangée. Il cultive son accent vénézuélien car cette note d’exotisme est la principale raison de son succès (environ 500 réalisateurs au chômage filment exactement comme lui, c’est-à-dire flou, avec profusion de filtres et une bande-son trip-hop, mais ne bossent pas car ils ne s’appellent pas Enrique Baducul).

— Yé souis personnellamente favorable à ce qu’on lise la marque dès lé premier plan. Esta muy muy importante. Ma, il faut ze garder oune zone dé créativité, yé crois.

Il a été choisi parce que Joe Pytka n’était pas libre, et que Jean-Baptiste Mondino a refusé. Tout le monde suit avec le doigt sur les photocopies de son texte, comme en classe de maternelle. Soudain un ouvrier en blouse bleue entre sans frapper, soupire et met en marche le magnétoscope.

— Merci Gégé, dit Jef, que serions-nous sans toi?

— Empotés, répond Gégé en sortant de la pièce. Jef se force à rire.

— Hé Hé Hé! Sacré Gégé. Bien, nous allons donc regarder la reco de casting.

Les quatorze empotés voient alors la belle Tamara, torse nu en Wonderbra noir, qui regarde la caméra en se mordant les lèvres et déclare:

— C’est mon rêve de faire ce métier en plus de… celui-ci. Je cours les castings à longueur de temps. Seulement y’a tellement de filles et si peu de boulot… (cut).

Tu prends rapidement la parole pour dire qu’il s’agit d’un casting sauvage, une mannequine exceptionnelle que tu as filmée par hasard et qu’un «callback» va être organisé avec cette fille afin de lui faire interpréter le texte exact dès demain.

Alfred Duler demande si on pourra la retoucher en post-prod pour éclaircir sa couleur de peau.

— Bien sûr, aucun problème. Elle sera totalement B.B.R. (Bleu-Blanc-Rouge).

Sa chef de pub, un gros tas boudiné dans un tailleur Zara, n’ouvrira la bouche qu’une seule fois aujourd’hui pour dire ceci:

— Ce qu’il faut, c’est susciter l’envie.

Impressionnant, tous ces gens que personne ne baise et qui, néanmoins, travaillent toute la journée pour provoquer le désir de millions de consommateurs.

La tv-prod note sur son calepin: «OK Tamara sous réserve de call-back et deviser paint-box pour éclaircir visage».

Alfred Duler reprend la parole:

— Je voudrais préciser que nous sommes très heureux de travailler avec Enrique, dont la bande démo est formidable, et surtout parce que nous savons que c’est quelqu’un qui sait rester très professionnel dans son approche visuelle de la pub.

(Traduction simultanée: «On a choisi un réalisateur docile qui ne changera rien au script vendu».)

— Et Enrique, j’apprécie ce que tu viens de dire sur la marque. Nous savons tous ici que nous ne sommes pas au Club des Poètes. Il est crucial qu’on identifie bien le logo Madone dès le premier plan du film.

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