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Dans le hall de la Rosse, tu hurles mais personne ne t’écoute.

— Virez-moi!

— Quelques stagiaires éclatent de rire en te montrant du doigt, ils croient que tu plaisantes, en profitent pour fayoter en s’esclaffant à tes facéties pathétiques.

— Virez-moi!

Mais dans l’open-space, personne ne t’entend crier. Et, à un moment, tu comprends pourquoi ils gloussent tous: il y a des traces de rouge à lèvres sur la braguette de ton jean blanc.

On répète tes phrases à la télé toute la journée: «N’INNOVEZ PAS, IMITEZ», «POURQUOI VIVRE SANS KRUG?», «SALOPE. LE PARFUM QU’ON AIME DÉTESTER», «RADIO NOVA, C’EST TOUT LE TEMPS PAS PAREIL», «KENZO JUNGLE. ESSAYEZ UN PEU DE L’APPRIVOISER», «VIAGRA. ARRÊTEZ LE BRIDGE», «EUROSTAR. POURQUOI ALLER DE ROISSY A HEATHROW QUAND ON PEUT ALLER DE PARIS A LONDRES?», «CANDEREL. T’ES BELLE, T’ES MINCE, T’ES TOI», «BOUYGUES TELECOM. VOUS AVEZ DEMANDÉ LE FUTUR? NE QUITTEZ PAS», «LACOSTE. DEVIENS TES PARENTS», «CHANEL № 5. PRÊT-À-PORTER PARTOUT».

— Virez-moi!

Tu veux être allongé sur une pelouse et pleurer en regardant le ciel. La publicité a fait élire Hitler. La publicité est chargée de faire croire aux citoyens que la situation est normale quand elle ne l’est pas. Comme ces aboyeurs nocturnes du Moyen Age, elle semble crier continuellement: «Dormez, braves gens, il est minuit, tout va bien, du pain du vin du Boursin, du beau, du bon, Dubonnet, vas-y, Wasa, Mini-Mir, Mini-Prix, mais il fait le maximum». Dormez, braves gens. «Tout le monde est malheureux dans le monde moderne», a prévenu Charles Péguy. C’est exact: les chômeurs sont malheureux de ne pas avoir de travail, et les travailleurs d’en avoir un. Dormez tranquilles, prenez votre Prozac. Et surtout ne posez pas de questions. Hier ist kein warum.

Il faut reconnaître que ce qui se passe à la surface de cette planète n’est pas très important à l’échelle de l’univers. Ce qui est écrit par un terrien sera juste lu par un autre terrien. Il est probable que les galaxies s’en foutent de savoir que le chiffre d’affaires de Microsoft équivaut au PNB de la Belgique et que la fortune personnelle de Bill Gates est évaluée à 100 milliards de dollars. Tu travailles, tu t’attaches à des êtres, tu aimes quelques endroits, tu t’agites sur un caillou qui tourne dans le noir. Tu pourrais rabattre tes prétentions. T’es-tu rendu compte que tu n’étais qu’un microbe? Y a-t-il un Baygon contre un insecte nuisible comme toi?

Tu n’écoutes que des disques de suicidés: Nirvana, INXS, Joy Division, Mike Brant. Tu te sens vieux parce que tu es tout content d’écouter des 30 cm en vinyle. En France, il y a 12 000 suicides par an, ce qui fait plus d’un suicide par heure, pendant toute l’année. Si vous lisez ce livre depuis une heure, PAN, un mort. Deux heures si vous lisez lentement? PAN, PAN. Et ainsi de suite. 24 cadavres volontaires par jour. 168 interruptions volontaires de vie par semaine. Mille morts choisies chaque mois. Une hécatombe dont personne ne parle. La France est une secte du Temple Solaire géante. Selon un sondage de la Sofres, 13 % des Français adultes ont «déjà envisagé sérieusement» de se tuer.

Tu consultes chaque matin quatre messageries: le répondeur téléphonique de ton domicile, celui de ton bureau, la boîte vocale de ton téléphone portable, et les e-mails de ton iMac. Seule ta boîte aux lettres reste désespérément vide. Tu ne reçois plus de lettres d’amour. Tu ne recevras plus jamais de feuilles de papier couvertes d’une calligraphie timide et imprégnées de larmes et parfumées par amour et pliées avec émotion avec l’adresse soigneusement recopiée sur l’enveloppe, comportant une apostrophe au facteur: «Ne te perds pas en route, ô facteur, porte cette missive importante à son destinataire tant désiré…» Les gens se tuent parce qu’ils ne reçoivent plus que des publicités par la poste.

Tu cèdes à la tentation des U.V. Dès que tu es déprimé, c’est-à-dire tout le temps, tu te payes une séance d’ultra-violets. Ce qui fait que plus tu as le cafard, plus tu es bronzé. La tristesse te donne bonne mine. Le désespoir est ton coup de soleil. Comment déceler que tu es malheureux? Ton visage pète le feu. Tu crois qu’être bronzé permet de rester jeune, alors que c’est tout le contraire: on reconnaît les vieux croûtons à leur hâle permanent. De nos jours, seuls les vieillards ont le temps de se dorer la pilule. Les jeunes sont pâles et inquiets tandis que les vieux sont bronzés et souriants (leur retraite étant payée par les premiers). Ressembler à Jacques Séguéla, c’est ça que tu cherches? Les U.V. vont finir par te griller.

C’était à Méga-Rail, faubourg de partage… L’excuse de la cocaïne. Il y a beaucoup de choses que tu n’aurais jamais osées sans elle, comme de larguer Sophie ou d’écrire pareil calembour. La coke a bon dos. En tapant ce livre sur ton ordinateur, tu te prends pour un agent secret infiltré dans le noyau du système, une taupe chargée d’espionner en sous-marin les rouages de l’intoxication d’opinion. (Après tout, la CIA n’est-elle pas, elle aussi, une Agence?) A la fois mercenaire et espion, tu amasses les informations topsecrètes sur ton disque dur. Si jamais tu te fais prendre, on te torturera jusqu’à ce que tu restitues les microfilms. Tu ne parleras pas, tu accuseras la drogue. Quand on te passera au détecteur de mensonges, tu jureras tes grands dieux que tu ne fus dans toute cette mésaventure qu’une… sentinelle.

Tu croises tous les jours en bas de chez toi un SDF qui te ressemble. C’est ton sosie: maigre, grand, pâle, les joues creuses. C’est toi avec une barbe, toi sale, toi mal habillé, toi sentant mauvais, toi avec une boucle d’oreilles dans le nez, toi sans argent, toi avec une haleine de chacal, toi bientôt, toi quand la roue tournera, toi allongé par terre sur une grille d’aération du métro, les pieds nus ensanglantés. Tu ne lui achètes pas Le Réverbère. De temps à autre, il hurle de toutes ses forces: «QUI SÈME LE VENT RÉCOLTE LA TEMPETE!» puis se rendort.

Tu passes des nuits entières devant ta Playstation. Pour 29 euros TTC tu t’es abonné au club Playstation. Sept fois par an tu reçois des «CD démos avec incitation à l’achat et un questionnaire d’évaluation qui permet à Sony de mesurer tes taux de possession, tes intentions d’achat, ton degré de satisfaction et tes commentaires ouverts».

Tu traînes pendant des heures au supermarché, en souriant aux caméras de surveillance. Une autre chose que tu as entendue dans ton métier: bientôt, celles-ci ne serviront plus seulement à arrêter les kleptomanes. Les web-cams à infra-rouge, dissimulées dans de faux plafonds et connectées à l’ordinateur central, permettront surtout aux distributeurs de connaître tes habitudes de consommation en identifiant les codes-barres des marchandises que tu achètes et de te proposer des promotions, de te faire goûter de nouveaux produits, de t’orienter vocalement vers les rayonnages que tu préfères. Bientôt, tu n’auras même plus à te déplacer: les marques connaîtront tes goûts puisque ton frigo sera branché sur le Net, et elles viendront directement chez toi te déposer les denrées qui te manquent, et toute ta vie sera répertoriée et industrialisée. N’est-ce pas merveilleux? Dis bonjour à la caméra. Elle est ta seule amie.

Tu viens de recevoir une enveloppe en papier kraft format A4. Il ne fallait pas désespérer: quelqu’un a fini par t’écrire. Tu la décachettes pour y trouver une étrange photocopie laser noir et blanc. Des typographies rudimentaires égrènent quelques chiffres: «43 5. 0 bg4 frl5 psel2 rj33 gm f 2, alr 1 i/1 ml dr55» avec la date et l’heure en haut à gauche. Tu es perplexe. Parmi les taches blanches sur fond gris, en cherchant bien, tu finis par déceler un oeil d’extra-terrestre qui te regarde fixement, deux bras, un début de nez, ici peut-être quelque chose qui ressemble à une oreille… Tu reconnais une échographie. Cette oeuvre d’art abstrait est accompagnée d’un petit mot manuscrit. «C’est la première et la dernière fois que tu vois ta fille. Sophie».

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