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Une ligne de Madeleine, au bas de la lettre de sa tante, assurait son concours.

Pauvre jeune fille! elle ne se ménageait pas. Le lendemain même, elle avait pris Prosper à part, et, abusant de son ascendant sur lui, elle lui avait arraché cette fatale promesse de ne plus chercher à la revoir, et même de prendre sur lui la responsabilité de cette rupture.

Il avait conjuré Madeleine de lui dire au moins les raisons de cet exil qui allait briser sa vie, elle lui avait simplement répondu que son honneur et son bonheur à elle dépendaient de son obéissance.

Et il s’était éloigné la mort dans l’âme.

Presque sur ses pas, le marquis de Clameran arrivait.

Oui, il avait l’audace de venir, en personne, annoncer à Mme Fauvel que, du moment qu’il avait sa parole et celle de sa nièce, il consentait à attendre.

Tenant, à cette heure, la tante et la nièce, il était sans inquiétudes. Il se disait que le moment viendrait où un déficit impossible à combler leur ferait souhaiter et presser son mariage.

Or Raoul faisait tout pour hâter ce moment.

Mme Fauvel étant allée, plus tôt que d’ordinaire, habiter sa propriété, Raoul, de son côté, s’était installé au Vésinet.

Mais la campagne ne le rendait pas plus économe. Peu à peu, il avait dépouillé toute hypocrisie, il ne venait plus voir sa mère que quand il avait besoin d’argent, et il lui en fallait souvent et beaucoup.

Quant au marquis, il se tint prudemment à l’écart, guettant l’heure propice, et c’est au hasard d’une rencontre que, trois semaines plus tard, il dut d’être invité à dîner chez le banquier.

C’était un grand dîner, et il y avait bien une vingtaine de convives.

On venait de servir le dessert, et les conversations s’animaient, lorsque le banquier, tout à coup, se retourna vers Clameran.

– J’avais, monsieur le marquis, dit-il, un renseignement à vous demander. Avez-vous des parents portant votre nom?

– Pas que je connaisse, du moins, monsieur.

– C’est que moi, depuis huit jours, je connais un autre marquis de Clameran.

Si cuirassé d’impudence que fût le marquis de Clameran, si armé que fut son esprit contre toutes les surprises des événements, il fut un instant déconcerté et pâlit.

– Oh! oh! balbutia-t-il, non sans un énergique effort de volonté, un Clameran, marquis… le marquisat au moins m’est suspect.

M. Fauvel n’était pas fâché de trouver une occasion de taquiner un hôte dont les prétentions nobiliaires l’avaient parfois agacé.

– Marquis ou non, reprit-il, le Clameran en question me paraît en état de faire honneur au titre.

– Il est riche.

– J’ai tout lieu, du moins, de lui supposer une grande fortune. J’ai été chargé, pour son compte, par un de mes correspondants, d’un recouvrement de quatre cent mille francs.

Clameran était merveilleusement maître de soi. Il avait accoutumé son visage à ne rien trahir du mouvement de son âme. Cependant, cette fois, l’aventure était si bizarre, si surprenante, elle présageait de telles menaces, que son assurance habituelle, son coup d’œil prompt lui faisaient défaut.

Il trouvait au banquier un ton ironique, un air singulier qui le mettaient en défiance.

Pour les gens qui n’étaient pas intéressés à l’observer, il restait le même. Mais Madeleine et sa tante avaient surpris ses tressaillements, elles avaient saisi un regard rapide adressé à Raoul.

– Il paraît, fit-il, que ce nouveau marquis est négociant.

– Ma foi! vous m’en demandez trop. Tout ce que je sais, c’est que les quatre cent mille francs devaient lui être versés par des armateurs du Havre, après la vente de la cargaison d’un navire brésilien.

– C’est qu’alors il arrive du Brésil?

– Je l’ignore, mais je puis, si vous le désirez, vous dire son prénom.

– Volontiers.

Le banquier se leva et alla prendre dans le salon une serviette de maroquin marquée à son chiffre. Il en sortit un carnet et se mit à parcourir en bredouillant à demi-voix les noms qui s’y trouvaient inscrits.

– Attendez, faisait-il, attendez…; du 22, non, c’est plus tard… Ah! nous y voici: Clameran, Gaston… Il se nomme Gaston.

Mais Louis, cette fois, ne sourcilla pas; il avait eu le temps de se reconnaître et de faire provision d’audace pour parer n’importe quel coup.

– Gaston!… répondit-il d’un air dégagé, j’y suis. Ce monsieur doit être le fils d’une sœur de mon père dont le mari habitait la Havane. Revenant en France il aura pris sans façon le nom de sa mère, plus sonore que celui de son père, lequel, si j’ai bonne mémoire, s’appelait Moirot ou Boirot.

Le banquier avait replacé son carnet sur un des meubles de la salle à manger.

– Boirot ou Clameran, dit-il, je vous ferai, j’imagine, dîner avec lui avant longtemps. Des quatre cent mille francs que j’étais chargé de recouvrer pour lui, il ne s’en fait expédier que cent et me prie de garder le reste en compte courant. C’est donc qu’il se propose de venir à Paris.

– Je ne serai vraiment pas fâché de faire sa connaissance.

On parla d’autre chose, et bientôt Clameran parut avoir totalement oublié la communication du banquier.

Il est vrai que, tout en causant le plus gaiement du monde, il ne cessait d’observer Mme Fauvel et sa nièce.

Elles étaient bien autrement troublées que lui, et leur trouble était visible. À tout moment elles échangeaient, à la dérobée, les regards les plus significatifs.

Évidemment une même idée, terrible, avait traversé leur esprit.

Plus que sa tante encore, Madeleine semblait émue. C’est qu’au moment où le banquier avait prononcé le nom de Gaston, elle avait vu, elle ne se trompait pas, elle avait vu Raoul reculer sa chaise et jeter un coup d’œil vers la fenêtre, comme le filou surpris qui cherche une issue pour fuir.

Et Raoul, moins fortement trempé que son oncle, était, depuis ce moment, resté décontenancé. Lui, brillant d’ordinaire, causeur original, il était complètement éteint, il se taisait, il étudiait l’attitude de Louis.

Enfin, le dîner finit, les convives se levèrent pour passer dans le salon, et Clameran et Raoul manœuvrèrent de façon à rester les derniers dans la salle à manger.

Ils étaient seuls, ils n’essayaient plus de cacher leur anxiété.

– C’est lui!… dit Raoul.

– Je le crois.

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