Enfin, aux yeux de Mme Fauvel, le sens de cette scène éclatait, elle commençait à comprendre, elle comprenait.
Ce jeune homme qui l’arrachait à la colère de Clameran, qui lui rendait le libre exercice de sa volonté en détruisant des preuves accablantes qui la sauvaient, c’était l’enfant abandonné: Valentin-Raoul.
En ce moment elle oublia tout; les tendresses de la mère si longtemps comprimées débordèrent, et d’une voix à peine distincte elle murmura:
– Raoul!
À ce nom ainsi prononcé, le jeune homme chancela. On eût dit qu’il pliait sous l’excès d’un bonheur inespéré.
– Oui, Raoul! s’écria-t-il, Raoul qui aimerait mieux mourir mille fois que de causer à sa mère la plus légère souffrance, Raoul qui verserait tout son sang pour lui éviter une larme.
Elle n’essaya ni de lutter ni de résister; tout son être vibrait. Comme si ses entrailles eussent tressailli en reconnaissant celui qu’elles avaient porté.
Elle ouvrit ses bras et Raoul s’y précipita en disant d’une voix étouffée:
– Ma mère! ma bonne mère! sois bénie pour ce premier baiser.
C’était vrai, cependant, ce fils, elle ne l’avait jamais vu. Malgré ses prières et ses larmes on l’avait emporté sans même lui permettre de l’embrasser, et ce baiser qu’elle venait de lui donner était bien le premier.
Après tant et de si cruelles angoisses, trouver cette joie immense, c’était trop de bonheur.
Mme Fauvel s’était laissée tomber sur un fauteuil, et, plongée dans une sorte d’extase recueillie, elle considérait avidement Raoul, qui s’était agenouillé à ses pieds.
Combien il lui paraissait beau, ce pauvre abandonné! Il avait cette rayonnante beauté des enfants de l’amour dont la physionomie garde comme un reflet de félicités divines.
De la main, elle éparpillait ses beaux cheveux fins et ondés, elle admirait son front blanc et pur comme celui d’une jeune fille, ses grands yeux tremblants, et elle avait soif de ses lèvres si rouges.
– Ô mère, disait-il, je ne sais ce qu’il s’est passé en moi quand j’ai su que mon oncle avait osé te menacer. Lui, te menacer!… C’est que vois-tu, mère chérie, j’ai votre cœur à tous deux, à toi et à ce noble Gaston de Clameran, mon père. Va! quand il a dit à son frère de s’adresser à toi, il n’avait plus sa pleine raison. Je te connaissais bien, et depuis longtemps. Souvent mon père et moi nous allions rôder autour de ton hôtel, et quand nous t’avions aperçue, nous rentrions heureux. Tu passais, et il me disait: «Voici ta mère, Raoul.» Te voir! c’était notre joie. Quand nous savions que tu devais te rendre à quelque fête, nous t’attendions à la porte pour t’apercevoir belle et parée. Que de fois, l’hiver, j’ai lutté de vitesse avec les chevaux de ta voiture pour t’admirer plus longtemps.
Des larmes, les plus douces qu’elle eût versées de sa vie, inondaient le visage de Mme Fauvel.
La voix vibrante de Raoul chantait à son oreille de célestes harmonies.
Cette voix lui rappelait celle de Gaston, et elle lui rendait les fraîches et adorables sensations de sa jeunesse.
Oui, en l’écoutant, elle retrouvait l’enchantement des premières rencontres, les tressaillements de son âme encore vierge, le trouble mystérieux des sens.
Entre le moment où, un soir, elle s’était abandonnée frémissante aux bras de Gaston, et l’heure présente, il lui semblait qu’il n’y avait rien, André, ses deux fils, Madeleine, elle les oubliait, emportée dans ce tourbillon de tendresse.
Raoul, cependant, continuait:
– C’est hier seulement que j’ai su que mon oncle était allé te demander pour moi quelques miettes de ta richesse. À quoi bon! Je suis pauvre, c’est vrai, très pauvre; mais la misère ne m’épouvante pas, je la connais. J’ai mes bras et mon intelligence, c’est de quoi vivre. Tu es très riche, dit-on. Qu’est-ce que cela me fait? Garde toute ta fortune, mère chérie, mais donne-moi un peu de ton cœur. Laisse-moi t’aimer. Promets-moi que ce premier baiser ne sera pas le dernier. Personne ne saura rien; sois sans crainte; je saurai bien cacher mon bonheur.
Et Mme Fauvel avait pu redouter ce fils! Ah combien elle se le reprochait! Combien elle se reprochait aussi de n’avoir pas plus tôt volé au-devant de lui.
Elle l’interrogeait, ce fils, elle voulait connaître sa vie, savoir comment il avait vécu, ce qu’il avait fait.
Il n’avait rien à lui cacher, disait-il, son existence avait été celle des enfants des pauvres.
La fermière à qui on l’avait confié lui avait toujours témoigné une certaine affection. Même, lui trouvant bonne mine et l’air intelligent, elle avait pris plaisir à lui faire donner une certaine éducation, au-dessus de ses moyens à elle et de sa condition à lui.
À seize ans, on l’avait placé chez un banquier, et à force de travail il commençait à gagner son pain, quand un jour un homme était venu qui lui avait dit: «Je suis ton père», et l’avait emmené.
Depuis, rien n’avait manqué à son bonheur, rien que la tendresse d’une mère. Il n’avait vraiment souffert qu’une fois en sa vie, le jour où Gaston de Clameran, son père, était mort entre ses bras.
– Mais maintenant, disait-il, tout est oublié, tout. Ai-je été malheureux? Je n’en sais plus rien, puisque je te vois, puisque je t’aime.
Le temps passait, et Mme Fauvel ne s’en apercevait pas. Raoul, heureusement, veillait.
– Sept heures! s’écria-t-il tout à coup.
Cette exclamation ramena brusquement Mme Fauvel au sentiment de la réalité. Sept heures!… Son absence si longue serait peut-être remarquée?
– Te reverrai-je, ma mère? demanda Raoul au moment où ils se séparaient.
– Oh! oui, répondit-elle avec l’accent d’une tendresse folle, oui, souvent, tous les jours, demain.
C’était, depuis qu’elle était mariée, la première fois que Mme Fauvel s’apercevait qu’elle n’était pas absolument maîtresse de ses actions. Jamais encore elle n’avait eu occasion de souhaiter une liberté sans contrôle.
C’est son âme même qu’elle laissait dans cette chambre de l’hôtel du Louvre, où elle venait de retrouver un fils. Et il lui fallait l’abandonner, elle était condamnée à cet intolérable supplice de composer son visage, de cacher cet événement immense qui bouleversait sa vie.
Ayant eu quelque peine à se procurer un fiacre pour le retour, il était plus de sept heures et demie quand elle arriva rue de Provence où on l’attendait pour se mettre à table.
M. Fauvel l’ayant plaisantée de ce retard, elle le trouva commun, vulgaire et même un peu niais. Telles sont les révolutions soudaines de la passion, qu’elle le jugeait presque ridicule pour cette confiance sans bornes qu’il avait en elle.