– Non, ma mère, non, cela est faux, il m’aimait, et s’il eût pu espérer votre consentement…
– Il vous eût épousée? Ah! jamais. Plutôt vous voir, de chute en chute, rouler jusqu’au ruisseau que vous savoir la femme d’un tel homme.
Ainsi, la haine de la comtesse s’exprimait précisément comme la colère du marquis de Clameran.
– D’ailleurs, reprit-elle, avec cette férocité dont une femme seule est capable, d’ailleurs il est noyé, votre amant, et le vieux marquis est mort, à ce qu’on assure. Dieu est juste, nous sommes vengées.
Les paroles de Saint-Jean, «qu’on se réjouirait à La Verberie», se représentèrent aussitôt à l’esprit de Valentine; une joie odieuse éclatait dans les yeux de la comtesse.
Ce fut, pour l’infortunée jeune fille, le coup de grâce. Depuis une demi-heure elle faisait pour résister à ces atroces violences des efforts surhumains, ses forces trahissant son énergique volonté. Elle devint plus pâle, s’il est possible, ferma les yeux, avança les bras comme pour chercher un point d’appui et tomba, heurtant l’angle d’une console qui lui fit au front une blessure profonde.
C’est d’un œil sec que la comtesse vit sa fille étendue à ses pieds. En elle, toutes les vanités saignaient, l’amour maternel n’avait pas tressailli. Elle était de ces âmes qu’emplissent si bien la colère et la haine que nul sentiment tendre n’y peut trouver place.
Voyant que Valentine restait sans mouvement, elle sonna, et les servantes du château qui tremblaient dans le vestibule, aux éclats de cette voix redoutée, accoururent.
– Portez mademoiselle dans sa chambre, leur dit-elle, vous l’y enfermerez et vous m’apporterez la clé.
La comtesse se proposait alors de tenir pendant longtemps Valentine prisonnière et de l’empêcher de sortir.
C’est qu’elle avait de l’opinion une peur folle. C’est qu’elle savait la méchanceté – faut-il dire inconsciente et naïve? – des campagnes, où le désœuvrement de l’esprit vit des mois entiers sur le même cancan.
Cependant, Mme de La Verberie raisonnait mal. Mieux vaut l’explosion terrible et rapide d’un scandale que les rumeurs sourdes et continues de la médisance.
Mais tous les plans de la comtesse devaient être déconcertés.
Bientôt ses femmes revinrent lui dire que Valentine avait repris connaissance, mais qu’elle leur semblait bien mal.
Elle commença par dire que c’étaient là «des simagrées»; mais, Mihonne insistant, elle se résigna à monter à la chambre de sa fille, et là, elle dut se rendre à l’évidence: Valentine était en péril.
Nulle appréhension ne parut sur son visage, mais elle envoya chercher à Tarascon le docteur Raget, qui était alors l’oracle du pays, le même qui, dans la nuit, avait été mandé à Clameran pour le marquis.
Il était, celui-là, de ces hommes dont le souvenir vit longtemps encore, après qu’ils ne sont plus. Noble cœur, vaste intelligence, il avait donné sa vie à son art. Riche, il ne réclama jamais le prix d’une visite. Nuit et jour, on rencontrait par les chemins, attelé d’une jument grise, son vieux cabriolet dont le coffre renfermait toujours pour les pauvres du bouillon et du vin.
C’était alors un petit homme de plus de cinquante ans, chauve, à l’œil vif, à la lèvre spirituelle, gai, causeur, bien que zézayant un peu, et facile et bon jusqu’à l’excès.
Le commissionnaire avait eu le bonheur de le trouver, et il le ramenait.
En apercevant Valentine, le docteur Raget fronça le sourcil.
Doué d’une perspicacité profonde, aiguisée par la pratique, il étudiait alternativement Valentine et sa mère, jetant sur la vieille dame des regards si pénétrants, que son assurance en était ébranlée et qu’elle sentait le rouge monter à ses joues ridées.
– Cette enfant est bien malade! prononça-t-il enfin.
Et comme Mme la Verberie ne répondait pas:
– Je désire, ajouta-t-il, rester quelques instants seul avec elle.
Le docteur Raget, par sa réputation et par son caractère, imposait trop à la comtesse pour qu’elle osât résister. Elle sortit, non sans une répugnance visible, et alla attendre dans une pièce voisine, calme en apparence, en réalité remuant les plus sombres pensées.
Ce n’est guère qu’au bout d’une demi-heure – un siècle – que le docteur reparut. Lui qui avait vu tant de misères, consolé tant de douleurs, il semblait très ému.
– Eh bien? lui demanda la comtesse.
– Vous êtes mère, madame, répondit-il tristement, c’est-à-dire que votre cœur a des trésors d’indulgence et de pardon, n’est-ce pas? Armez-vous de courage. Mademoiselle Valentine est enceinte.
– La misérable! je l’avais deviné.
L’œil de la comtesse eut une si épouvantable expression que le docteur en fut frappé. Il posa sa main sur le bras de la vieille dame, et, la fixant jusqu’à la faire frissonner, il ajouta, appuyant sur chaque mot:
– Et il faut que l’enfant vienne bien.
La pénétration du docteur n’était pas en défaut.
En effet, une idée abominable avait traversé l’esprit de Mme de La Verberie, l’idée de supprimer cet enfant, qui serait le vivant témoignage de la faute de Valentine.
Se sentant devinée, cette femme si dure et si hautaine baissa les yeux sous le regard obstiné du vieux médecin.
– Je ne vous comprends pas, docteur, murmurait-elle.
– Mais je m’entends, moi, madame la comtesse; j’ai voulu dire simplement qu’un crime n’efface pas une faute.
– Docteur!…
– Je vous dis ce que je pense, madame. Si je me suis trompé, tant mieux pour vous. En ce moment, l’état de mademoiselle Valentine est grave, mais pas inquiétant. Des émotions trop violentes ont ébranlé sa jeune organisation, et elle est en proie à une fièvre violente, que nous calmerons vite, je l’espère.
La comtesse comprenait si bien que les soupçons du vieux médecin n’étaient pas dissipés, qu’elle essaya de l’attendrissement.
– Au moins, docteur, fit-elle, vous m’assurez qu’il n’y a aucun danger?
– Aucun, madame, répondit M. Raget avec une fine pointe d’ironie; que votre tendresse maternelle se rassure. Ce qu’il faut avant tout à la pauvre enfant, c’est un repos d’esprit que seule vous pouvez lui donner. Quelques bonnes et douces paroles de vous feront plus et mieux que toutes mes prescriptions. Mais, sachez-le bien, la moindre secousse, le plus léger ébranlement cérébral, auraient des suites funestes.
– Il est vrai, dit hypocritement la comtesse, que sur le premier moment, en apprenant que ma bien-aimée Valentine était victime d’un lâche séducteur, je n’ai pas été maîtresse de ma colère.