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– Clameran est simplement le complice de Lagors.

– Ah! voilà où est l’erreur. Moi aussi, j’ai cru longtemps que Raoul était tout, la vérité est qu’il n’est rien. Hier, dans une discussion qui s’était élevée entre eux, le maître de forges a dit à son ancien ami: «Et, surtout, mon petit, ne t’avise pas de me résister, je te briserais comme verre.» Tout est là. Le fantastique Lagors est, non la créature de madame Fauvel, mais l’âme damnée de Clameran.

» Et encore, reprit-il, est-ce que nos suppositions premières nous donnaient la raison de l’obéissance résignée de Madeleine? C’est à Clameran et non à Lagors qu’obéit Madeleine.

Prosper essaya de protester.

M. Verduret haussa imperceptiblement les épaules. Pour convaincre Prosper, il n’avait à prononcer qu’un mot; il avait simplement à dire que trois heures auparavant Clameran lui avait annoncé son mariage avec Madeleine.

Ce mot, il commit la faute de ne le point prononcer.

Persuadé qu’il arriverait à temps pour rompre ce mariage, il ne voulait pas ajouter cette inquiétude aux soucis de son jeune protégé.

– Clameran, poursuivit-il, Clameran seul tient madame Fauvel. Or, comment la tient-il, quelle arme terrible assure son mystérieux pouvoir? Il résulte de renseignements positifs qu’ils se sont vus il y a quinze mois pour la première fois depuis leur jeunesse, et la réputation de madame Fauvel a toujours été au-dessus de la médisance. C’est donc dans le passé qu’il faut chercher le secret de cette domination d’une part, de cette résignation de l’autre.

– Nous ne saurons rien, murmura Prosper.

– Nous saurons tout, au contraire, quand nous connaîtrons le passé de Clameran. Ah! quand ce soir j’ai prononcé le nom de son frère Gaston, Clameran a pâli et reculé comme à la vue d’un fantôme. Et moi, je me suis souvenu que Gaston est mort subitement, lors d’une visite de son frère.

– Croyez-vous donc à un meurtre!…

– Je puis tout croire de gens qui ont voulu m’assassiner. Le vol, mon cher enfant, n’est plus en ce moment qu’un détail secondaire. Il est aisé à expliquer, ce vol, et si ce n’était que cela, je vous dirais: ma tâche est finie, allons trouver le juge d’instruction et lui demander un mandat.

Prosper s’était levé, la poitrine gonflée, l’œil brillant d’espoir.

– Oh! vous savez… Est-ce possible!…

– Oui, je sais qui a donné la clé, je sais qui a donné le mot.

– La clé!… peut-être c’était celle de monsieur Fauvel. Mais le mot…

– Le mot! malheureux, c’est vous qui l’avez livré. Vous avez oublié, n’est-ce pas? Votre maîtresse, heureusement, a eu de la mémoire pour deux. Vous souvient-il d’avoir, deux jours avant le vol, soupé avec madame Gypsy, Lagors et deux autres de vos amis? Nina était triste. Vers la fin du souper, elle vous fit une querelle de femme délaissée.

– En effet, j’ai ce souvenir bien présent.

– Alors, vous savez ce que vous avez répondu?

Prosper chercha un moment et répondit:

– Non.

– Eh bien! pauvre imprudent, vous avez dit à Nina: «Tu as bien tort de me reprocher de ne pas penser à toi, car, à cette heure, c’est ton nom aimé qui garde la caisse de mon patron.»

Prosper eut un geste fou: la vérité, comme un obus, éclatait dans son cerveau.

– Oui! s’écria-t-il, oui, je me souviens.

– Alors, vous comprenez le reste. Un des deux est allé trouver madame Fauvel et l’a contrainte de lui remettre la clé de son mari. À tout hasard, le misérable a placé les boutons mobiles sur le nom de Gypsy. Les trois cent cinquante mille francs ont été pris. Et sachez bien que madame Fauvel n’a obéi qu’à des menaces terribles. Elle était mourante, le lendemain du vol, la pauvre femme, et c’est elle qui, au risque de se perdre, vous a envoyé dix mille francs.

– Mais qui a volé? Est-ce Raoul? est-ce Clameran? Quels sont sur madame Fauvel leurs moyens d’action? Comment Madeleine est-elle mêlée à ces infamies?

– À ces questions, mon cher Prosper, je ne sais encore que répondre, et c’est pour cela que nous n’allons pas encore trouver le juge. Je vous demande dix jours. Si dans dix jours je n’ai rien surpris, je reviendrai, et nous irons conter à monsieur Patrigent ce que nous savons.

– Comment, vous partez donc?

– Dans une heure, je serai sur la route de Beaucaire. N’est-ce pas des environs que sont Clameran et madame Fauvel, qui est une demoiselle de La Verberie.

– Oui, je connais leurs familles.

– Eh bien! c’est là que je vais les étudier. Ni Raoul ni Clameran ne nous échapperont, la police les surveille. Mais vous, Prosper, mon ami, soyez prudent. Jurez-moi de rester prisonnier ici tant que durera mon absence.

Tout ce que demandait M. Verduret, Prosper le jura du meilleur cœur. Mais il ne pouvait le laisser s’éloigner ainsi.

– Ne saurai-je donc pas, monsieur, demanda-t-il, qui vous êtes, quelles raisons m’ont valu votre tout-puissant appui?

L’homme extraordinaire eut un sourire triste.

– Je vous le dirai, répondit-il, devant Nina, la veille du jour où vous épouserez Madeleine.

C’est une fois abandonné à ses réflexions que Prosper comprit vraiment et réellement de quelle utilité lui avait été l’intervention toute-puissante de M. Verduret.

Examinant le champ des investigations de ce mystérieux protecteur, il était surpris et comme épouvanté de son étendue.

Que de découvertes en moins de huit jours, et avec quelle précision – bien qu’il prétendît avoir fait fausse route. Avec quelle sûreté, il en était venu d’inductions en déductions, de faits prouvés en faits probables, à reconstituer, sinon la vérité, au moins une histoire si vraisemblable qu’elle semblait indiscutable.

Prosper devait bien s’avouer que, parti de rien, jamais il ne serait arrivé seul à ce résultat qui confondait sa raison.

Outre qu’il n’avait ni la pénétration surprenante, ni la subtilité de conception de M. Verduret, il n’avait ni son flair ni son audace; il ne possédait pas cet art, cette science de se faire obéir, de se créer des agents et des complices, de faire concourir à un résultat commun les événements aussi bien que les hommes.

N’ayant plus près de lui cet ami de l’adversité, il le regrettait. Il regrettait cette voix tantôt rude et tantôt bienveillante qui l’encourageait ou le consolait.

Il se trouvait maintenant isolé jusqu’à l’effroi, n’osant pour ainsi dire ni agir ni penser seul, plus timide que l’enfant abandonné par sa bonne.

Au moins eut-il le bon esprit de suivre les recommandations de son mentor. Il se renferma obstinément au Grand-Archange, ne mettant même pas le nez à la fenêtre.

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