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– J’ai affaire, murmura-t-il, à des gredins déterminés, ils ne se cachent même pas pour me suivre. Ils sont fins, ils doivent être rompus à des aventures comme celle-ci, j’aurai du mal à leur faire perdre ma piste. Ce n’est pas avec ces gaillards-là que réussirait le tour de la voiture, qui a si bien mis Fanferlot dedans. Il faut ajouter de plus que mon diable de chapeau gris est comme un phare dans la nuit et se voit d’une lieue.

Il remontait alors le boulevard, et sans avoir besoin de détourner la tête, il devinait ses ennemis, à trente pas à peu près en arrière.

– Et cependant, disait-il, poursuivant à demi-voix son monologue, il faut à tout prix que je les dépiste. Je ne puis rentrer, les ayant sur mes talons, ni chez moi, ni au Grand-Archange. Ce n’est plus pour m’assassiner qu’ils me suivent maintenant, mais pour savoir qui je suis. Or, s’ils viennent à se douter que ce Paillasse recouvre monsieur Verduret et que monsieur Verduret lui-même dissimule monsieur Lecoq, c’en est fait de mes projets. Ils s’envoleront à l’étranger, car ce n’est pas l’argent qui leur manque, et j’en serai pour mes frais et pour mon coup de couteau.

Cette idée, que peut-être Raoul et Clameran lui échapperaient, l’exaspéra si fort, qu’un instant il songea à les faire prendre.

C’était chose facile, en somme. Il n’avait qu’à se précipiter sur eux, en criant au secours, on viendrait, on les arrêterait tous les trois et on les consignerait au poste à la disposition du commissaire de police.

C’est ce moyen aussi simple qu’ingénieux qu’emploient les agents du service de la sûreté lorsque, rencontrant à l’improviste quelque malfaiteur qui leur est signalé, ils ne peuvent, faute d’un mandat, lui mettre la main dessus.

Le lendemain, on s’explique.

Or le Paillasse avait en mains bien assez de preuves pour faire maintenir l’arrestation de Lagors. Il pouvait montrer la lettre et le paroissien mutilé, il pouvait révéler l’existence des reconnaissances du Mont-de-Piété déposées au Vésinet, il montrerait son bras. Au pis aller, Raoul aurait à expliquer pourquoi et comment il avait volé ce nom de Lagors, et dans quel but il se faisait passer pour le parent de M. Fauvel.

D’un autre côté, en agissant avec cette précipitation, on assurait peut-être le salut du principal coupable, de M. de Clameran. Quel témoignage décisif s’élevait contre lui? Aucun. On avait les présomptions les plus fortes, mais pas un fait.

Tout bien réfléchi, le Paillasse décida qu’il agirait seul, comme il l’avait toujours fait jusqu’ici, et que seul il arriverait à la découverte des vérités soupçonnées.

Ce parti arrêté, il n’avait plus qu’à donner le change à ceux qui le suivaient.

Il avait pris le boulevard de Sébastopol, et, quittant l’allure indécise qui trahissait ses hésitations, il se mit à marcher d’un bon pas.

Arrivé devant le square des Arts-et-Métiers, il s’arrêta brusquement. Deux sergents de ville le croisèrent, il les arrêta pour leur demander quelques renseignements insignifiants.

Cette manœuvre eut le résultat qu’il prévoyait, Raoul et Clameran se tinrent cois à vingt pas environ, n’osant avancer.

Vingt pas!… c’était tout ce qu’il fallait d’avance au Paillasse. Tout en causant avec les sergents de ville, il avait sonné à la maison devant laquelle ils se trouvaient. Le bruit sec du cordon lui ayant appris que la porte était ouverte, il salua et entra vivement.

Une minute plus tard, les sergents de ville s’étant éloignés, Clameran et Lagors sonnaient à leur tour à cette porte.

On leur ouvrit, et ils firent lever le concierge pour lui demander quel était cet individu qui venait de rentrer, déguisé en Paillasse.

Il n’avait pas vu, leur dit-il, rentrer le moindre masque, et, qui plus est, il n’était pas à sa connaissance qu’aucun de ses locataires fût sorti déguisé.

– Après cela, ajouta-t-il, je ne puis être sûr de rien, la maison ayant une autre issue sur la rue Saint-Denis.

– Nous sommes volés! interrompit Lagors, nous ne saurons jamais qui est ce Paillasse.

– À moins que nous ne l’apprenions trop tôt à nos dépens, murmura Clameran devenu pensif.

En ce moment même où Raoul et le maître de forges se retiraient pleins d’inquiétude, le Paillasse, rapide comme une flèche, arrivait à l’hôtel du Grand-Archange comme trois heures sonnaient.

Accoudé à sa fenêtre, Prosper le vit venir de loin.

C’est que depuis minuit, Prosper attendait avec la fiévreuse impatience d’un accusé qui attend la décision de ses juges.

C’est dire avec quel empressement il courut au-devant de M. Verduret jusqu’au milieu de l’escalier.

– Que savez-vous? disait-il; qu’avez-vous appris? Avez-vous vu Madeleine? Raoul et Clameran étaient-ils au bal?

Mais M. Verduret n’a pas l’habitude de causer dans les endroits où on peut l’entendre.

– Avant tout, répondit-il, entrons chez vous, et commencez par me donner un peu d’eau pour laver ce bobo qui me cuit comme le feu.

– Ciel! vous êtes blessé!

– Oui, c’est un souvenir de votre ami Raoul. Ah! il apprendra ce qu’il en coûte pour entamer la peau que voilà.

La colère froide de M. Verduret-Paillasse avait quelque chose de si menaçant que Prosper en restait interdit. Lui, cependant, avait fini de panser son bras.

– Maintenant, dit-il à Prosper, causons. Nos ennemis sont prévenus, il s’agit de les frapper avec la rapidité de la foudre.

M. Verduret s’exprimait d’un ton bref et impérieux, que Prosper ne lui connaissait pas.

– Je me suis trompé, disait-il, j’ai fait fausse route; c’est un accident qui arrive aux plus malins. J’ai pris l’effet pour la cause, il faut bien que je le confesse. Le jour où j’ai cru être assuré que des relations coupables existaient entre Raoul et madame Fauvel, j’ai cru tenir le bout du fil qui devait nous conduire à la vérité. J’aurais dû me méfier, c’était trop simple, trop naturel.

– Supposez-vous madame Fauvel innocente?

– Non, certes, mais elle n’est pas coupable dans le sens que je croyais. Quelles étaient mes suppositions? Je m’étais dit: éprise d’un jeune et séduisant aventurier, madame Fauvel lui a fait cadeau du nom d’une de ses parentes et l’a présenté à son mari comme son neveu. Le stratagème était adroit pour ouvrir à l’adultère les portes de la maison. Elle a commencé par lui donner tout l’argent dont elle pouvait disposer; plus tard elle lui a confié ses bijoux, qu’il portait au Mont-de-Piété; enfin, ne possédant plus rien, elle l’a laissé puiser à la caisse de son mari. Voilà ce que je pensais.

– Et de cette façon, tout s’expliquait.

– Non, tout ne s’expliquait pas, je le savais, et c’est en cela que j’ai agi avec une déplorable légèreté. Comment, avec mon premier système, expliquer l’empire de Clameran?

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