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D’ailleurs le menuet venait de finir, les orchestres prenaient une demi-heure de repos, la foule affluait dans la galerie, devenue en un moment trop étroite.

Même le soudain malaise de Mme Fauvel avait passé absolument inaperçu; ceux qui l’avaient remarqué, le voyant aussitôt dissipé, l’avaient mis sur le compte de la chaleur. M. Fauvel avait bien été prévenu; il était accouru, mais ayant trouvé sa femme causant tranquillement avec Madeleine, il était allé reprendre sa partie.

Moins maître de soi que Raoul, M. de Clameran avait pris la parole:

– Tout d’abord, monsieur, commença-t-il d’un ton rude, j’aime à savoir à qui je m’adresse.

Mais le Paillasse s’était bien promis de s’obstiner à croire à une plaisanterie de bal travesti, tant qu’on ne lui mettrait pas les points sur les i.

C’est dans l’esprit et le ton de son costume qu’il répondit:

– Ce sont mes papiers que vous me demandez, seigneur doge, et vous, mon mignon? J’en ai, des papiers, mais ils sont entre les mains des autorités de cette cité, avec mes noms, prénoms, âge, profession, domicile, signes particuliers.

D’un geste furibond, M. de Clameran l’arrêta.

– Vous venez, dit-il, de vous permettre la plus infâme des perfidies!

– Moi? seigneur doge!

– Vous!… Qu’est-ce que cette abominable histoire que vous débitiez?

– Abominable!… cela vous plaît à dire, mais moi qui l’ai composée!…

– Assez, monsieur, assez, ayez au moins le courage de vos actes, et avouez que ce n’est qu’une longue et misérable insinuation à l’adresse de madame Fauvel.

Le Paillasse, la tête renversée, comme s’il eût demandé des idées au plafond, écoutait, la bouche béante, de l’air ahuri d’un homme qui, moralement, tombe des nues.

Qui l’eût connu, il est vrai, eût vu, dans son œil noir, pétiller la satisfaction d’une diabolique malice.

– Par exemple! disait-il, semblant bien moins répondre que se parler à soi-même, par exemple! voilà qui est fort. Où se trouve dans mon drame de la mandarine Li-Fô une allusion à madame Fauvel que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam? J’ai beau chercher, fouiller, scruter, d’honneur! je ne vois pas. À moins que… mais non, c’est impossible.

– Prétendrez-vous donc, interrompit M. de Clameran, soutiendrez-vous donc que vous ignorez le malheur qui vient de frapper monsieur Fauvel?

Mais le Paillasse était bien décidé à laisser préciser les faits.

– Un malheur? interrogea-t-il.

– Je veux parler, monsieur, du vol dont monsieur Fauvel a été victime, et qui a fait assez de bruit, ce me semble.

– Ah! oui, je sais. Son caissier a décampé en lui emportant trois cent cinquante mille francs. Pardieu! l’accident est vulgaire et je dirai presque quotidien. Quant à découvrir entre ce vol et mon récit le moindre rapport, c’est une autre affaire…

M. de Clameran tardait à répondre. Un violent coup de coude de Lagors l’avait calmé comme par enchantement.

Devenu plus froid que marbre, il toisait le Paillasse d’un regard soupçonneux et paraissait regretter amèrement les paroles significatives arrachées à son emportement.

– Soit! fit-il de ce ton hautain qui lui était familier, soit, j’ai pu me tromper; après vos explications, je veux bien l’admettre et le croire.

Mais voilà que le Paillasse, si niaisement humble l’instant d’avant, sur ce mot «explications», se rebiffa. Il se campa fièrement, le poing sur la hanche, exagérant l’attitude du défi.

– Je ne vous ai donné, je n’avais à vous donner aucune explication.

– Monsieur!…

– Laissez-moi finir, s’il vous plaît. Si, sans le vouloir, j’ai blessé en quelque chose la femme d’un homme que j’estime, c’est à lui, ce me semble, seul juge et arbitre de ce qui intéresse son honneur, de me le faire savoir. Il n’est plus d’un âge, me direz-vous, à venir demander raison d’une offense, c’est possible; mais il a des fils, et l’un d’eux est ici, je viens de le voir. Vous m’avez demandé qui je suis, à mon tour je vous dirai: qui êtes-vous, vous, qui de votre autorité privée vous constituez le champion de madame Fauvel? Êtes-vous son parent, son ami, son allié? De quel droit l’insultez-vous en prétendant découvrir une allusion où il n’y a qu’une histoire inventée à plaisir?

Il n’y avait rien à dire à cette réponse si ferme et si logique. M. de Clameran chercha un biais.

– Je suis l’ami de monsieur Fauvel, dit-il, et, à ce titre, j’ai le droit d’être jaloux de sa considération comme de la mienne propre. Et si cette raison ne vous suffit pas, sachez qu’avant peu sa famille sera la mienne.

– Ah!

– C’est ainsi, monsieur, et avant huit jours mon mariage avec mademoiselle Madeleine sera officiellement annoncé.

La nouvelle était à ce point imprévue, elle était si bizarre, qu’un moment le Paillasse resta absolument décontenancé, et pour tout de bon, cette fois.

Mais ce fut l’affaire d’une seconde. Il s’inclina bien bas avec un sourire juste assez ironique pour qu’on ne pût le relever, en disant:

– Recevez toutes mes félicitations, monsieur. Outre qu’elle est, ce soir, la reine du bal, mademoiselle Madeleine a, dit-on, un demi-million de dot.

C’est avec une impatience visible, et en jetant de tous côtés des regards anxieux, que Raoul de Lagors avait écouté cette discussion.

– En voici trop, fit-il, d’un ton bref et dédaigneux; je ne vous dirai, moi, qu’une chose, maître Paillasse, vous avez la langue trop longue.

– Peut-être, mon joli mignon, peut-être! Mais j’ai le bras plus long encore.

Clameran, lui aussi, avait hâte d’en finir.

– Assez, ajouta-t-il en frappant du pied, on n’a pas d’explication avec un homme qui cache sa personnalité sous les oripeaux de son costume.

– Libre à vous, seigneur doge, d’aller demander qui je suis au maître de la maison… si vous l’osez.

– Vous êtes! s’écria Clameran, vous êtes…

Un geste rapide de Raoul arrêta sur les lèvres du noble maître de forges une injure qui allait peut-être amener des voies de fait, et à tout le moins une provocation, du scandale, du bruit.

Le Paillasse attendit un moment, un sourire gouailleur aux lèvres, et l’injure ne venant pas, il chercha des yeux les yeux de M. de Clameran et lentement prononça:

– Je suis, monsieur, le meilleur ami qu’ait eu de son vivant votre frère Gaston. J’étais son conseiller, j’ai été le confident de ses dernières espérances.

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