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Il réussit.

Les éclats de cette voix stridente ramenèrent la femme du banquier au sentiment de la réalité; elle tressaillit et regarda vivement autour d’elle, comme si on l’eût brusquement éveillée, puis elle se pencha du côté du Paillasse.

Lui cependant continuait:

– Donc, messieurs, nous sommes en Chine. Le premier des huit tableaux de ma toile, ici, en haut, à gauche – il montrait du bout de sa badine – vous représente le célèbre mandarin Li-Fô, au sein de sa famille. Cette jolie jeune dame qui s’appuie sur son épaule n’est autre que son épouse, et les enfants qui se roulent sur le tapis sont le fruit de la plus fortunée des unions. Ne respirez-vous pas, messieurs, le parfum de satisfaction et d’honnêteté qui s’exhale de cette superbe peinture! C’est que madame Li-Fô est la plus vertueuse des femmes, adorant son mari et idolâtrant ses enfants. Étant vertueuse, elle est heureuse, car, ainsi que le dit si bien Confucius, la vertu a bien plus d’agréments que le vice!…

Insensiblement, Mme Fauvel s’était rapprochée, même elle avait quitté son fauteuil pour venir en occuper un autre, tout près du Paillasse.

– Voyez-vous, demandait à son voisin le mélancolique Polichinelle, ce qu’il dit être sur sa toile?

– Ma foi! non; et vous?

Le fait est que la toile, furieusement enluminée, ne représentait guère plus cela que n’importe quelle autre chose.

Le Paillasse, cependant, après avoir imité un roulement de tambour, reprenait en accélérant encore son débit:

– Tableau numéro deux!! Cette vieille dame assise devant une armoire à glace et qui de désespoir s’arrache les cheveux, particulièrement les blancs, la reconnaissez-vous? Non. Eh bien! c’est cependant la belle mandarine du premier tableau. Je vois des pleurs dans vos yeux, mesdames et messieurs. Ah! pleurez, car si elle n’est plus belle elle n’est plus vertueuse, et son bonheur a disparu comme sa vertu. Ah! c’est une lamentable histoire! Un jour, on ne sait où, dans une rue de Pékin, elle a rencontré un jeune bandit beau comme un ange, et elle l’aime, la malheureuse, elle l’aime!…

C’est de la voix la plus tragique, et avec une physionomie à l’avenant, que le Paillasse prononça ces derniers mots.

Pendant cette tirade, il avait opéré une demi-conversion. Il se trouvait maintenant presque en face de la femme du banquier, et ne perdait pas un des mouvements de son visage.

– Vous êtes surpris, messieurs, poursuivait-il, je ne le suis pas. Le grand Bilboquet, mon maître, nous l’a révélé, le cœur n’a pas d’âge, et c’est sur les ruines que fleurissent les plus vigoureuses ravenelles. La malheureuse!… elle a cinquante ans et elle aime un adolescent! De là cette scène navrante et épilatoire qui est un grand enseignement!

– Vrai! murmurait un cuisinier de satin blanc, qui avait passé la soirée à débiter, sans succès, quantité de menus; vrai, je le supposais plus amusant.

– Mais c’est dans l’intérieur de la loge, disait le Paillasse, qu’il faut voir les surprenants effets des fautes de la mandarine. Par moments, une lueur de raison éclaire son cerveau malade, et les manifestations de ses angoisses attendrissent les plus impitoyables. Entrez, et pour dix sous vous entendrez des sanglots tels que l’Odéon n’en ouït jamais en ses beaux jours. C’est qu’elle comprend l’inanité, la folie, le ridicule de sa passion, elle s’avoue qu’elle s’acharne à la poursuite d’un fantôme, elle sait trop que lui, radieux de jeunesse, ne peut l’aimer, elle, déjà vieille, cherchant en vain à retenir les restes d’une beauté flétrie. Elle sent que si parfois il murmure à son oreille d’amoureuses paroles, il ment. Elle devine qu’un jour ou l’autre son manteau lui restera dans la main.

Tout en débitant avec une volubilité extrême ce boniment, adressé en apparence au groupe qui l’entourait, le Paillasse ne quittait pas des yeux la femme du banquier.

Mais rien de ce qu’il avait dit n’avait semblé l’atteindre. À demi renversée sur son fauteuil, elle restait calme, son œil gardait sa clarté, même elle souriait doucement.

Ah ça! pensait le Paillasse un peu inquiet, aurais-je fait fausse route!

Si préoccupé qu’il fût, il aperçut cependant un nouvel auditeur, le doge M. de Clameran, qui, lui aussi, venait faire cercle.

– Au troisième tableau, continuait-il en faisant rouler les r, la vieille mandarine a donné congé à ses remords qui sont des locataires gênants. Elle s’est dit qu’à défaut d’amour l’intérêt fixerait près d’elle le trop séduisant jouvenceau. C’est dans ce but que, l’ayant affublé d’une fausse dignité, elle le présente chez les principaux mandarins de la capitale du Fils du Ciel; puis, comme il faut qu’un joli garçon fasse figure, elle se dépouille à son profit de tout ce qu’elle possède: bracelets, bagues, colliers, perles et diamants; tout y passe. C’est aux maisons de prêt de la rue Tien-Tsi que le monstre porte tous ces joyaux, et il refuse, par-dessus le marché, d’en rendre les reconnaissances.

Le Paillasse avait lieu d’en être satisfait.

Depuis un instant déjà, Mme Fauvel donnait des signes, bien manifestes pour lui, de malaise et d’agitation.

Une fois, elle avait essayé de se lever, de s’éloigner; mais ses forces la trahissant, elle restait clouée à son fauteuil, forcée d’entendre.

– Cependant, mesdames et messieurs, continuait le Paillasse, les plus riches écrins s’épuisent. Un jour vint où la mandarine n’eut plus rien à donner. C’est alors que le jeune bandit conçut le fallacieux projet de s’emparer du bouton de jaspe du mandarin Li-Fô, ce splendide bijou d’une valeur incalculable, insigne de sa dignité, déposé dans une cachette de granit, gardée nuit et jour par trois soldats. Ah! la mandarine résista longtemps. Elle savait qu’on accuserait certainement les soldats innocents et qu’ils seraient mis en croix, comme c’est la mode à Pékin, et cette pensée la gênait. Mais l’autre parla d’une voix si tendre, que, ma foi! vous comprenez… le bouton de jaspe fut enlevé. Le quatrième tableau vous représente les deux coupables descendant à pas de loup l’escalier dérobé; voyez leurs transes, voyez…

Il s’interrompit. Trois ou quatre de ses auditeurs avaient vu que Mme Fauvel était près de se trouver mal, et ils s’empressaient pour lui porter secours.

D’ailleurs on lui serrait énergiquement le bras.

Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Clameran et de Raoul de Lagors, aussi pâles, aussi menaçants l’un que l’autre.

– Vous désirez, messieurs?… demanda-t-il de son air le plus gracieux.

– Vous parler, répondirent-ils ensemble.

– À vos ordres.

Et il les suivit de l’autre côté de la galerie, dans l’embrasure d’une porte-fenêtre donnant sur un balcon.

Là, nul ne devait songer à les observer, et personne ne les observait, en effet, sauf ce personnage à manteau vénitien que le Paillasse avait salué si bas en l’appelant: «Monsieur le comte».

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