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– Malheureux!… s’écria M. Bertomy, ne blasphémez pas!…

Un irrésistible attendrissement le gagna, et c’est d’une voix faible presque inintelligible qu’il ajouta:

– Votre mère est morte, Prosper, et je ne savais pas qu’un jour viendrait où je bénirais Dieu de me l’avoir enlevée. Votre crime l’eût tuée!

Il y eut un long silence; enfin Prosper reprit:

– Vous m’accablez, mon père, et cela au moment où j’ai besoin de tout mon courage, au moment où je suis victime de la plus odieuse machination.

– Victime! fit M. Bertomy, victime!… C’est-à-dire que vous essayez de flétrir de vos insinuations l’homme honorable et bon qui a pris soin de vous, qui vous a accablé de bienfaits, qui vous avait assuré une position brillante, qui vous préparait un avenir inespéré. C’est assez de l’avoir volé, ne le calomniez pas.

– Par pitié! mon père, laissez-moi vous dire…

– Quoi! vous allez nier peut-être les bontés de votre patron? Vous étiez cependant si sûr de son affection, qu’un jour vous m’avez écrit, me disant de me préparer à faire le voyage de Paris pour demander à monsieur Fauvel la main de sa nièce. Était-ce donc un mensonge?…

– Non, répondit Prosper d’une voix étouffée, non…

– Il y a un an de cela; vous aimiez mademoiselle Madeleine, alors, du moins vous me l’écriviez…

– Mais je l’aime, mon père, plus que jamais; je n’ai jamais cessé de l’aimer.

M. Bertomy eut un geste de méprisante pitié.

– Vraiment! s’écria-t-il. Et la pensée de la chaste et pure jeune fille que vous aimiez ne vous arrêtait pas au seuil de la débauche. Vous l’aimiez!… Comment donc osiez-vous, sans rougir, vous présenter devant elle en quittant les flétrissantes compagnies qui étaient les vôtres?

– Au nom du Ciel! laissez-moi vous expliquer par quelle fatalité Madeleine…

– Assez, monsieur, assez. Je sais tout, je vous l’ai dit. J’ai vu votre patron hier. Ce matin, j’ai vu votre juge, et c’est à sa bonté que je dois d’avoir pu pénétrer jusqu’à vous. Savez-vous que j’ai dû, moi, me laisser fouiller, déshabiller presque, pour entrer ici. On pensait que je vous apportais une arme.

Prosper n’essayait pas de lutter. Il s’était laissé tomber, désespéré, sur le tabouret de sa prison.

– J’ai vu votre appartement et j’ai compris votre crime. J’ai vu des tentures de soie à toutes les portes et des tableaux à cadres dorés le long de tous les murs. Chez mon père, les murs étaient blanchis à la chaux, et il n’y avait qu’un fauteuil dans la maison, celui de ma mère. Notre luxe, c’était notre probité. Vous êtes le premier de la famille qui ayez eu des tapis d’Aubusson; il est vrai que vous êtes le premier voleur qui se soit trouvé dans notre famille.

À cette dernière insulte, le sang afflua aux joues de Prosper; cependant il ne bougea pas.

– Mais il faut du luxe maintenant, poursuivait M. Bertomy, s’animant et s’exaltant au bruit de ses paroles; il faut du luxe à tout prix. On veut l’opulence insolente et le faste du parvenu avant d’être parvenu. On entretient des maîtresses qui portent des mules de satin doublées de cygne, comme celles que j’ai vues au pied de votre lit, et on a des domestiques en livrée. Et on vole! Et les banquiers en sont venus à n’oser plus confier à personne la clé de leur caisse. Et tous les matins, quelque vol inattendu couvre de boue des familles honorables…

M. Bertomy s’arrêta brusquement; il venait de s’apercevoir que son fils paraissait hors d’état de l’entendre.

– Brisons là, reprit-il, je ne suis pas venu ici pour vous faire des reproches, je suis venu pour sauver, s’il se peut, quelque chose de notre honneur, pour empêcher qu’on imprime notre nom dans les journaux judiciaires, parmi les noms des voleurs et des assassins. Levez-vous et écoutez-moi.

À la voix impérieuse de son père, Prosper se dressa tout d’une pièce. Tant de coups successifs le réduisaient à cet état d’insensibilité farouche du misérable qui n’a plus rien à redouter.

– Avant tout, commença M. Bertomy, combien vous reste-t-il encore des trois cent cinquante mille francs que vous avez volés?

– Encore une fois, mon père, répondit l’infortuné avec un accent d’affreuse résignation, encore une fois, je suis innocent.

– Soit, je m’attendais à cette réponse. Ce sera donc notre famille qui réparera le préjudice causé par vous à votre patron.

– Comment? que voulez-vous dire?

– Le jour où il nous a appris votre crime, votre beau-frère est venu me rapporter la dot de votre sœur, soixante-dix mille francs. J’ai pu réunir de mon côté cent quarante mille francs. C’est en tout deux cent dix mille francs que j’ai là sur moi, et je vais les aller porter à monsieur Fauvel.

Cette menace tira Prosper de son anéantissement.

– Vous ne ferez pas cela! s’écria-t-il avec une violence mal contenue.

– Je le ferai avant la fin de la journée. Pour le reste de la somme monsieur Fauvel m’accordera du temps. Ma pension de retraite est de quinze cents francs, je puis vivre avec cinq cents, je suis encore assez fort pour remplir un emploi, de son côté, votre beau-frère…

M. Bertomy s’arrêta court, épouvanté de l’expression de la physionomie de son fils. Une colère si furieuse qu’elle tournait à la folie, contractait ses traits; ses yeux, tout à l’heure éteints, lançaient des éclairs.

– Vous n’avez pas le droit, mon père! s’écria-t-il, non, vous n’avez pas le droit d’agir ainsi. Libre à vous de refuser de me croire; il vous est interdit de tenter une démarche qui serait un aveu et me perdrait. Qui vous assure que je suis coupable? Quoi? lorsque la justice hésite, vous, mon père, vous n’hésitez pas, et, plus impitoyable que la justice, vous me condamnez sans m’entendre.

– Je remplirai mon devoir!

– C’est-à-dire que je suis au bord de l’abîme et que vous allez m’y précipiter! Est-ce là ce que vous appelez votre devoir? Quoi! entre des étrangers qui m’accusent et moi qui vous crie que je suis innocent, vous ne balancez pas? Pourquoi? Est-ce parce que je suis votre fils? Notre honneur est en péril, c’est vrai; raison de plus pour me soutenir, pour m’aider à le défendre et à le sauver.

Prosper avait su trouver de ces accents qui font pénétrer le doute au plus profond des consciences et ébranlent les plus solides convictions. M. Bertomy était ému.

– Cependant, murmura-t-il, tout vous accuse.

– Ah! mon père! c’est que vous ne savez pas qu’un jour j’ai dû fuir Madeleine; il le fallait. J’étais désespéré, j’ai voulu m’étourdir. J’ai cherché l’oubli, j’ai trouvé le dégoût et la honte. Ô Madeleine!…

Il s’attendrissait; mais bientôt il reprit avec une violence croissante:

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