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C’est d’une voix affreusement troublée que Prosper répondit à ces dernières questions. C’est que s’il est des heures dans la vie où le souvenir de la famille encourage et console, il est de ces moments affreux où on voudrait être seul au monde et sortir des Enfants trouvés.

M. Patrigent remarqua fort bien et nota cette émotion de son prévenu lorsqu’il lui avait parlé de ses parents.

– Et, quelle est, continua-t-il, la profession de votre père?

– Il a été, monsieur, conducteur des ponts et chaussées, puis employé au canal du Midi, comme mon beau-frère; maintenant il a pris sa retraite.

Il y eut un moment de silence. Le juge d’instruction avait placé son fauteuil de telle sorte que tout en paraissant avoir la tête tournée, il ne perdait rien absolument du jeu de la physionomie de Prosper.

– Eh bien! fit-il tout à coup, vous êtes accusé d’avoir volé à votre patron trois cent cinquante mille francs.

Depuis vingt-quatre heures, le malheureux jeune homme avait eu le temps de se familiariser avec la terrible idée de cette accusation, et cependant, ainsi formulée et précisée, elle l’atterra, et il lui fut impossible d’articuler une syllabe.

– Qu’avez-vous à répondre? insista le juge d’instruction.

– Je suis innocent, monsieur, je vous jure, je suis innocent!

– Je le souhaite pour vous, fit M. Patrigent, et vous pouvez compter sur moi pour vous aider de toutes mes forces à faire éclater votre innocence. Avez-vous, du moins, quelques faits à alléguer pour votre défense, quelques preuves à donner?

– Eh! monsieur, que puis-je dire, lorsque moi-même je ne comprends pas ce qui a pu se passer! Je ne puis qu’invoquer ma vie entière…

Le magistrat interrompit Prosper d’un geste.

– Précisons, dit-il; le vol a été commis dans des circonstances telles que les soupçons ne peuvent, ce semble, atteindre que monsieur Fauvel ou vous. Peut-on soupçonner quelque autre personne?

– Non, monsieur.

– Vous vous dites innocent, le coupable est donc monsieur Fauvel.

Prosper ne répondit pas.

– Avez-vous, insista M. Patrigent, quelque motif de croire que votre patron s’est volé lui-même? Si léger qu’il soit, dites-le-moi.

Et comme le prévenu gardait toujours le silence:

– Allons, reprit le juge, vous avez, je le vois, besoin de réfléchir encore. Écoutez la lecture de votre interrogatoire que va vous faire mon greffier, vous signerez ensuite et on vous reconduira en prison.

Le malheureux était anéanti. La dernière lueur qui avait éclairé son désespoir s’éteignait. Il n’entendit rien de ce que lui lut Sigault, c’est sans voir qu’il signa.

Il était si chancelant en sortant du cabinet du juge, que son gardien lui conseilla de s’appuyer sur lui.

– Cela ne va donc pas bien? lui dit cet homme; allons, monsieur, il faut du courage.

Du courage! Prosper n’en avait plus quand il se retrouva dans sa cellule; mais avec la colère, la haine entrait dans son cœur.

Il s’était promis qu’il parlerait au juge d’instruction, qu’il se défendrait, qu’il établirait son innocence, on ne lui en avait pas laissé le temps. Il se reprochait amèrement d’avoir cru à des apparences de bienveillance.

– Quelle dérision! disait-il, est-ce donc là un interrogatoire?

Non, ce n’était pas un interrogatoire, en effet, mais une simple formalité.

En faisant comparaître Prosper, M. Patrigent obéissait à l’article 93 du Code d’instruction criminelle, lequel dit que «tout inculpé sous le coup d’un mandat d’amener sera interrogé dans les vingt-quatre heures au plus tard».

Mais ce n’est pas en vingt-quatre heures, surtout dans une affaire comme celle-là, en l’absence de tout corps de délit, de toute preuve matérielle, de tout indice même, qu’un juge d’instruction peut réunir les éléments d’un interrogatoire.

Pour triompher de l’opiniâtre défense d’un prévenu qui se renferme dans la négation absolue comme dans une forteresse, il faut des armes. Ces armes, M. Patrigent s’occupait à les préparer.

Si Prosper était resté une heure de plus dans la galerie, il aurait vu le même huissier qui l’avait appelé sortir du cabinet du juge d’instruction et crier:

– Le numéro 3!

Le témoin qui avait le numéro 3, et qui s’était assis, en attendant son tour, sur le banc de bois, c’était M. André Fauvel.

Le banquier n’était plus le même homme.

Autant, dans ses bureaux, il avait paru animé d’intentions bienveillantes, autant, lorsqu’il entra chez le juge, il semblait irrité contre son caissier. La réflexion qui, d’ordinaire, amène avec le calme le besoin de pardonner, ne lui avait apporté que colère et désirs de vengeance.

Les inévitables questions qui commencent tout interrogatoire lui avaient à peine été adressées que son naturel fougueux l’emportant, il se répandit contre Prosper en récriminations et même en invectives.

Il fallut que M. Patrigent lui imposât silence, lui rappelant ce qu’il se devait à lui-même, quels que fussent d’ailleurs les torts de son employé.

Facile tout à l’heure avec le prévenu, le juge d’instruction devenait attentif et méticuleux. C’est que l’interrogatoire de Prosper n’avait été qu’une formalité, la constatation d’un fait brutal. Il s’agissait maintenant de rechercher les faits accessoires, les particularités, de grouper enfin en faisceau les circonstances, en apparence les plus insignifiantes, pour en tirer une conviction.

– Procédons par ordre, monsieur, dit-il à M. Fauvel, et, pour le moment, bornez-vous, je vous prie, à répondre à mes questions. Doutiez-vous de la probité de votre caissier?

– Certes, non! Et cependant, mille raisons auraient dû m’inquiéter.

– Quelles raisons, je vous prie?

– Monsieur Bertomy, mon caissier, jouait, il passait des nuits au baccarat, à diverses reprises j’ai su qu’il avait perdu de fortes sommes. Il avait de mauvaises connaissances. Une fois, avec un des clients de ma maison, monsieur de Clameran, il s’est trouvé mêlé à une affaire scandaleuse de jeu, qui avait commencé chez une femme, et qui s’est terminée en police correctionnelle.

Et pendant plus d’une minute, le banquier chargea terriblement Prosper. Quand enfin il s’arrêta:

– Avouez, monsieur, fit le juge, que vous êtes bien imprudent, pour ne pas dire bien coupable, d’avoir osé confier votre caisse à un tel homme.

– Eh! monsieur, répondit M. Fauvel, Prosper n’a pas toujours été ainsi. Jusqu’à l’an passé, il a été le modèle des hommes de son âge. Admis dans ma maison, il faisait presque partie de ma famille, il passait toutes ses soirées avec nous, il était l’ami intime de mon fils aîné, Lucien. Puis, tout à coup, brusquement, du jour au lendemain, il a cessé ses visites et nous ne l’avons plus revu. Cependant, j’avais tout lieu de le croire fort épris de ma nièce Madeleine.

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