– Ce gaillard-là est trop tranquille pour n’être pas gardé à carreau.
Lorsqu’on lui annonça qu’un fiacre l’attendait en bas, il se leva vivement; mais avant de descendre, il demanda la permission d’allumer un cigare, permission qui lui fut accordée.
Sous la porte de la maison du commissaire, se tient habituellement une marchande de fleurs. Il lui acheta un petit bouquet de violettes. Cette femme, comprenant qu’il était arrêté, et lui ayant dit en manière de remerciement:
– Bonne chance! mon pauvre monsieur!
Il parut touché de cette marque banale d’intérêt et répondit:
– Merci, ma brave femme, mais il y a longtemps que je n’en ai plus.
Il faisait un temps magnifique, une resplendissante journée de printemps. Tout le long de la rue Montmartre que suivait le fiacre, Prosper mit plusieurs fois la tête à la portière, se plaignant, en souriant, d’être mis en prison par ce beau soleil, lorsqu’il ferait si bon être dehors.
– C’est même singulier, fit-il, jamais je n’ai eu si grande envie de me promener.
Un de ses gardiens, qui était un gros garçon réjoui et épais, accueillit cette réflexion par un énorme éclat de rire, et dit:
– Je comprends cela.
Au greffe, pendant qu’on remplissait les formalités de l’écrou, Prosper répondit avec une hauteur mêlée de dédain aux questions indispensables qui lui furent adressées.
Mais, lorsque après lui avoir ordonné de vider ses poches sur la table, on s’approcha pour le fouiller, un éclair d’indignation jaillit de ses yeux, puis une larme chaude aussitôt séchée au feu de ses pommettes. Ce ne fut qu’un éclair. Il se laissa faire, levant les bras, pendant que, du haut en bas, des mains brutales le palpaient pour s’assurer qu’il ne dissimulait pas sous ses vêtements quelque objet suspect.
Les investigations auraient peut-être été poussées plus loin et seraient devenues bien autrement ignominieuses sans l’intervention d’un homme d’un certain âge, d’apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d’or, qui se chauffait près du poêle, et qui, en ce lieu, semblait être chez lui.
À la vue de Prosper, qui entrait suivi des agents, il eut un geste de surprise et parut extrêmement ému; il s’avança même, comme pour lui adresser la parole, mais il se ravisa.
Si troublé que fût le caissier, il ne put s’empêcher de remarquer que les yeux de cet homme restaient obstinément fixés sur lui. Le connaissait-il donc? Il eut beau chercher dans ses souvenirs, il ne se rappela pas l’avoir jamais vu.
Cet homme, aux allures de chef de bureau, n’était autre qu’un illustre employé de la préfecture de police, M. Lecoq.
Au moment où les agents qui avaient fouillé Prosper s’apprêtaient à lui faire retirer ses bottes – une lime ou une arme tiennent si peu de place! -, M. Lecoq fit un signe et dit:
– C’est assez.
Les autres obéirent. Toutes les formalités étaient remplies, et enfin on conduisit le malheureux caissier à une étroite cellule; la porte, à grand renfort de verrous et de serrures, se referma sur lui; il respira; il était seul.
Oui, il se croyait seul, bien seul! il ignorait que la prison est de verre, que l’inculpé y est comme le misérable insecte sous le microscope de l’entomologiste. Il ne savait pas que les murs ont des oreilles toujours béantes, les guichets des yeux toujours fixes.
Il était si sûr d’être seul que toute sa fierté se fondit en un torrent de larmes, son masque d’impassibilité tomba. Sa colère, si longtemps contenue, éclata violente et terrible, comme un incendie qui, ayant longtemps couvé, a desséché toutes les matières inflammables.
Il s’emporta follement, il cria, il eut des imprécations et des blasphèmes. Il meurtrit ses poings aux murailles dans un accès de rage folle et impuissante comme celle de la bête fauve enfermée après le premier moment de stupeur.
C’est que Prosper Bertomy n’était pas ce qu’il paraissait être.
Ce gentleman hautain et correct, sorte de gandin glacé, avait des passions ardentes et un tempérament de feu.
Mais, un jour, vers vingt-quatre ans, l’ambition l’avait mordu au cœur. Pendant que tous ses désirs souffraient, emprisonnés dans sa médiocrité comme un lycéen dans une tunique trop étroite, regardant autour de lui tous ces riches auxquels l’argent donne la baguette des mille et une nuits, il envia leur sort.
Il rechercha les origines et le point de départ de tous les chefs opulents des grandes entreprises financières, et il reconnut qu’à leurs débuts ils possédaient pour la plupart moins que lui.
Comment donc s’étaient-ils élevés? À force d’énergie, d’intelligence et d’audace. Pour eux, la pensée féconde avait été comme la lampe merveilleuse aux mains d’Aladin.
Il se jura de les imiter et d’arriver comme eux.
De ce jour, avec une force de volonté beaucoup moins rare qu’on ne croit, il imposa silence à ses instincts. Il réforma, non son caractère, mais les dehors de son caractère.
Et ses efforts n’avaient pas été perdus. On avait foi en son caractère et en ses moyens. Ceux qui le connaissaient disaient: «Il arrivera!…»
Et il était là, en prison, accusé d’un vol, c’est-à-dire perdu.
Car il ne s’abusait pas. Il savait qu’innocent ou coupable, l’homme soupçonné est marqué d’une flétrissure aussi ineffaçable que les lettres jadis imprimées au fer rouge sur l’épaule des forçats. Dès lors à quoi bon lutter! À quoi bon un triomphe qui ne lave pas la souillure!…
Quand le gardien de service, le soir, lui apporta son repas, il le trouva étendu sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller, pleurant à chaudes larmes.
Ah! il n’avait plus faim, maintenant qu’il était seul. Un invincible engourdissement l’envahissait; sa volonté éperdue flottait dans un brouillard opaque.
La nuit vint, longue, terrible, et pour la première fois il n’eut pour mesurer les heures que le pas cadencé des rondes relevant les sentinelles. Il souffrait.
Au matin, cependant, le sommeil lui vint avec le jour, et il dormait encore lorsque la voix du geôlier retentit dans la cellule.
– Allons, monsieur, disait-il, à l’instruction!
D’un bond il fut debout, il allait donc être interrogé.
– Marchons, dit-il, sans songer à réparer le désordre de sa toilette.
Pendant le trajet, son gardien lui dit:
– Vous avez du bonheur, vous allez avoir affaire à un bien brave homme.
Le gardien avait mille fois raison.
Doué d’une pénétration remarquable, ferme, incapable de parti pris, également éloigné d’une fausse pitié et d’une sévérité excessive, M. Patrigent possède, à un degré éminent, toutes les qualités qu’exige la délicate et difficile mission du juge d’instruction.