Une exclamation de Prosper, qui se tenait debout près de la fenêtre, interrompit M. Verduret.
– Qu’est-ce? demanda-t-il.
– Clameran! répondit Prosper, là.
D’un bond, M. Verduret et Joseph furent à la fenêtre.
– Où le voyez-vous? demandaient-ils.
– Là, au coin du pont, derrière la baraque de cette marchande d’oranges.
Prosper ne s’était pas trompé.
C’était bien le noble marquis Louis de Clameran qui, embusqué derrière l’échoppe volante, épiait les allants et les venants de l’hôtel du Grand-Archange, et attendait son domestique.
Il fallut un peu de temps pour s’en assurer, car le marquis se dissimulait très habilement, en aventurier habitué à ces expéditions hasardeuses.
Mais un moment vint où, pressé et coudoyé par la foule, il fut obligé de descendre du trottoir. Il parut alors à découvert.
– Avais-je raison? s’écria le caissier; est-il encore possible de douter?
– Vrai! murmurait Joseph, convaincu, c’est à n’y pas croire.
M. Verduret, lui, ne semblait aucunement surpris.
– Voilà, dit-il, que le gibier se fait chasseur. Eh bien! Joseph, mon garçon, t’obstines-tu à soutenir que ton honorable bourgeois a été dupe de tes simagrées de Jocrisse?
– Vous m’aviez assuré le contraire, patron, répondit le bon Dubois du ton le plus humble, et après une affirmation de vous, les preuves sont inutiles.
– Au surplus, continuait le gros homme, cette manœuvre, si téméraire qu’elle semble, était indiquée. Il sait qu’on est sur lui, cet homme, et tout naturellement il cherche à connaître ses adversaires. Comprenez-vous combien il doit souffrir de ses incertitudes? Peut-être s’imagine-t-il que ceux qui le traquent sont tout simplement d’anciens complices très affamés qui voudraient une petite part du gâteau. Il va rester là jusqu’à ce que Joseph ressorte, et alors il viendra aux informations.
– Mais je puis sortir sans qu’il m’aperçoive, patron!
– Oui, je sais, tu franchirais le petit mur qui sépare l’hôtel du Grand-Archange de la cour du marchand de vins; de là, tu passerais par le sous-sol du papetier et tu filerais par la rue de la Huchette.
Ce bon Joseph avait la mine impayable d’un brave homme qui tout à coup, sans savoir d’où, reçoit sur la tête un seau d’eau glacée.
– C’est cela même, patron, bégaya-t-il. On m’a dit, là-bas, que vous connaissiez comme cela toutes vos maisons de Paris. Est-ce vrai?
Le gros ami de Prosper ne daigna pas répondre. Il se demandait quel profit immédiat tirer de la démarche de Clameran.
Quant au caissier, il écoutait, bouche béante, observant alternativement ces inconnus, qui, sans apparence d’intérêt, avec autant de passion que lui-même, s’ingéniaient à gagner la difficile partie dont son honneur, son bonheur, sa vie, étaient l’enjeu.
– Il y a encore un moyen, proposa Joseph, qui de son côté avait réfléchi.
– Lequel?
– Je puis sortir tout bonifacement, les mains dans les poches, et regagner en flânant l’hôtel du Louvre.
– Et après?
– Dame!… le Clameran viendra questionner madame Alexandre, et, si vous lui avez fait la leçon, vous savez combien elle est futée, elle déroutera notre gaillard de telle façon, qu’il ne saura plus que penser.
– Mauvais!… prononça péremptoirement M. Verduret; on ne déroute pas un gaillard si fort compromis, et surtout, on ne le rassure pas.
Le parti du gros homme était arrêté, car de ce ton bref qui n’admet pas de réplique, il reprit:
– J’ai mieux. Depuis que Clameran sait que ses papiers ont été explorés, a-t-il vu Lagors?
– Non, patron.
– Il peut lui avoir écrit.
– Je parierais ma tête à couper que non. D’après vos instructions, ayant à surveiller surtout sa correspondance, j’ai organisé un petit système qui me met en garde dès qu’il touche une plume; or, depuis vingt-quatre heures, les plumes n’ont pas bougé.
– Clameran est sorti hier une partie de l’après-midi.
– Il n’a pas écrit en route, l’homme qui le suivait le garantit.
– Alors! s’écria le gros homme, en avant, en avant! Descends, et plus vite que ça; je te donne un quart d’heure pour te faire une autre tête, une tête de là-bas, tu sais; moi, d’ici, je ne perds pas notre gredin de vue.
Sans hésiter, sans un mot dire, le bon Joseph disparut, léger comme un sylphe, et M. Verduret et Prosper restèrent près de la fenêtre, observant Clameran, qui, selon les caprices du flux et du reflux de la foule, apparaissait ou disparaissait, mais qui semblait bien déterminé à ne pas abandonner son poste sans avoir obtenu quelque renseignement.
– Pourquoi vous attacher ainsi exclusivement au marquis? demanda Prosper.
– Parce que, mon camarade, répondit M. Verduret, parce que…
Il cherchait une bonne raison à donner, un prétexte spécieux; n’en trouvant pas, il se dépita et ajouta brutalement:
– Ceci est mon affaire.
On avait accordé un quart d’heure à Joseph Dubois pour se métamorphoser; dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il reparut.
Du joli domestique à gilet rouge, à favoris taillés à la Bergami, aux allures à la fois revêches et suffisantes, il ne restait absolument rien.
L’homme qui reparaissait était de ceux dont l’aspect seul effarouche et fait fuir comme des moineaux les plus naïfs filous.
Sa cravate noire, roulée en corde autour d’un faux col douteux et ornée d’une épingle «en faux», sa redingote noire boutonnée très haut, son chapeau gras, ses bottes si merveilleusement cirées qu’une coquette s’y fût mirée, enfin sa lourde canne trahissaient l’employé subalterne de la rue de Jérusalem aussi clairement que le pantalon garance dénonce le soldat.
Joseph Dubois s’évanouissait, et de sa livrée s’échappait, triomphant et radieux, le futé Fanferlot dit l’Écureuil.
À son entrée, Prosper ne put retenir une exclamation de surprise, presque d’effroi.
Il venait de reconnaître ce petit homme qui, le jour où le vol avait été commis, aidait aux perquisitions du commissaire de police.
M. Verduret, lui, examinait son auxiliaire d’un air évidemment satisfait.
– Pas mal, approuva-t-il, pas mal. Il s’exhale de toute ta personne un parfum policier à faire frémir un honnête homme. Tu m’as compris, c’est bien ainsi que je te voulais.