Un autre eût été brisé, lui se tenait debout et contait avec cette verve entraînante qui lui était particulière, jouant, pour ainsi dire, le drame dont il déroulait les péripéties, s’attendrissant ou se passionnant – «entrant», pour parler comme au théâtre, dans la peau de chacun des personnages qu’il mettait en scène.
Prosper, lui, écoutait, ébloui de cette surprenante lucidité, de cette faculté merveilleuse d’exposition.
Il écoutait, et il se demandait si ce récit qui expliquait les événements jusque dans les moindres circonstances, qui analysait des sensations fugitives, qui rétablissait des conversations qui avaient dû être secrètes, n’était pas un roman bien plus qu’une relation exacte.
Certes, toutes ces explications étaient ingénieuses, séduisantes comme probabilité, strictement logiques; mais sur quoi reposaient-elles? N’étaient-elles pas le rêve d’un homme d’imagination?
M. Verduret mit longtemps à tout dire; il était près de quatre heures du matin, quand, ayant terminé, il s’écria avec l’accent du triomphe:
– Et maintenant, ils sont sur leurs gardes; ils sont bien fins, mais je m’en moque, je les tiens, ils sont à nous! Avant huit jours, ami Prosper, vous serez réhabilité: je l’ai promis à votre père.
– Est-ce possible! murmurait le caissier dont toutes les idées étaient bouleversées, est-ce possible!
– Quoi?
– Tout ce que vous venez de m’apprendre.
M. Verduret bondit en homme peu habitué à voir ses auditeurs douter de la sûreté de ses informations.
– Si c’est possible! s’écria-t-il, mais c’est la vérité même, la vérité prise sur le fait et exposée toute palpitante.
– Quoi! de telles choses peuvent se passer à Paris, au milieu de nous, sans que…
– Parbleu! interrompit le gros homme, vous êtes jeune, mon camarade! il s’en passe bien d’autres… et vous ne vous en doutez guère. Vous ne croyez, vous, qu’aux horreurs de la cour d’assises. Peuh! on ne voit au grand jour de la Gazette des Tribunaux que les mélodrames sanglants de la vie, et les acteurs, d’immondes scélérats, sont lâches comme le couteau ou bêtes comme le poison qu’ils emploient. C’est dans l’ombre des familles, souvent à l’abri du code que s’agite le drame vrai, le drame poignant de notre époque; les traîtres y ont des gants, les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurent désespérées, le sourire aux lèvres… Mais c’est banal, ce que je vous dis là, et vous vous étonnez…
– Je me demande comment vous avez pu découvrir toutes ces infamies.
Le gros homme eut un large sourire.
– Eh! eh!… fit-il, d’un air content de soi, quand je me donne à une tâche, je m’y applique tout entier. Notez bien ceci: un homme d’intelligence moyenne qui concentre toutes ses pensées, toutes les impulsions de sa volonté vers un seul but, arrive presque toujours à ce but. De plus, j’ai mes petits moyens à moi.
– Encore faut-il des indices, et je n’aperçois pas…
– C’est vrai; pour se guider dans les ténèbres d’une pareille affaire, il faut une lueur. Mais la flamme du regard de Clameran, quand j’ai prononcé le nom de Gaston, son frère, a allumé ma lanterne. De ce moment, j’ai marché droit à la solution du problème comme vers un phare.
Les regards de Prosper interrogeaient et suppliaient. Il eût voulu connaître les investigations de son protecteur, car il doutait encore, il n’osait croire à ce bonheur qu’on lui annonçait: une éclatante réhabilitation.
– Voyons! fit M. Verduret, vous donneriez bien quelque chose pour savoir comment je suis arrivé à la vérité.
– Oui, je l’avoue; c’est pour moi un tel prodige!…
M. Verduret jouissait délicieusement de la stupéfaction de Prosper. Certes, ce n’était pour lui ni un bon juge, ni un amateur distingué; peu importe, on est toujours flatté d’une admiration sincère, de quelque part qu’elle vienne.
– Soit, répondit-il, je vais vous démontrer mon système. De prodige, il n’y a pas l’ombre. Nous avons travaillé ensemble à la solution du problème, vous savez donc par quels moyens je suis arrivé à me douter que Clameran était pour quelque chose dans le crime. De ce moment, avec mes certitudes, la besogne était facile. Qu’ai-je donc fait? J’ai placé des gens à moi près des personnes que j’avais intérêt à surveiller, Joseph Dubois chez Clameran, Nina Gypsy près des dames Fauvel.
– En effet, et j’en suis encore à comprendre comment Nina a consenti à se charger de cette commission.
– Ceci, répondit M. Verduret, c’est mon secret. Je continue. Ayant de bons yeux et de fines oreilles dans la place, sûr de connaître le présent, j’ai dû m’informer du passé, et je suis parti pour Beaucaire. Le lendemain, j’étais à Clameran, et, du premier coup, je mettais la main sur le fils de Saint-Jean, l’ancien valet de chambre. C’est un brave garçon, ma foi! franc comme l’osier, simple comme la nature, et qui a tout de suite deviné que j’avais besoin d’acheter des garances…
– Des garances? interrogea Prosper dérouté.
– Certainement, cela se voyait, il faut vous dire que je n’avais pas tout à fait l’air que j’ai en ce moment. Lui, ayant des garances à vendre, ce qui se voyait aussi, nous sommes entrés en marché. Les débats ont duré toute une journée pendant laquelle nous avons bien bu une douzaine de bouteilles. Au moment du souper, Saint-Jean fils était ivre comme une bonde, et moi j’avais acheté pour neuf cents francs de garance que votre père revendra.
Si singulier était l’air de Prosper que M. Verduret éclata de rire.
– J’avais risqué neuf cents francs, poursuivit-il; mais, de fil en aiguille, j’avais appris toute l’histoire des Clameran, les amours de Gaston, sa fuite et aussi la chute du cheval de Louis. Je savais aussi que Louis était revenu il y a un an environ, qu’il avait vendu le château à un marchand de biens nommé Fougeroux, et que la femme de cet acheteur, Mihonne, avait assigné un rendez-vous à Louis. Le même soir, ayant passé le Rhône j’arrivais chez cette Mihonne. Pauvre femme! son coquin de mari l’a tant battue qu’elle n’est pas bien loin d’être idiote. Je lui ai prouvé que je venais de la part d’un Clameran quelconque, et elle s’est empressée de me conter tout ce qu’elle savait.
La simplicité de ces moyens d’investigations confondait Prosper.
– Dès lors, continuait M. Verduret, l’écheveau se débrouillait, je tenais le maître fil. Restait à savoir ce qu’était devenu Gaston. Ah! je n’ai pas eu de peine à retrouver sa trace. Lafourcade, qui est un ami de votre père, m’a appris qu’il s’était fixé à Oloron, qu’il y avait acheté une usine, et qu’il y était mort. Trente-six heures plus tard, j’étais à Oloron.
– Vous êtes donc infatigable?…
– Non, mais j’ai pour principe de battre le fer pendant qu’il est chaud. À Oloron, j’ai rencontré Manuel, venu pour y passer quelques jours en se rendant en Espagne, et, par lui, j’ai eu la biographie exacte de Gaston et les plus minutieux détails sur sa mort. Par Manuel, j’ai su la visite de Louis, et un aubergiste de la ville m’a appris le séjour à cette époque d’un jeune ouvrier en qui j’ai reconnu Raoul.