Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Viens, dit-il à sa mère, retirons-nous, on peut nous surprendre, un domestique peut entrer dans le salon, ne pas nous y trouver et s’étonner.

Cette cruelle indifférence, cette faculté de calcul dans un tel moment transportèrent Mme Fauvel d’indignation. Elle se croyait encore quelque influence sur son fils, elle croyait à la puissance de ses prières et de ses larmes.

– Eh bien! répondit-elle, tant mieux! Qu’on nous surprenne, et je serai contente. Alors tout sera fini, André me chassera comme une misérable, mais je ne sacrifierai pas des innocents. C’est Prosper qu’on accusera demain; Clameran lui a pris la femme qu’il aimait, tu prétends, toi, lui voler son honneur, je ne veux plus.

Elle parlait très haut, d’une voix si éclatante que Raoul eut peur. Il savait qu’un garçon de bureau passait la nuit dans la pièce voisine. Ce garçon, bien qu’il ne fût pas tard, pouvait fort bien être couché et tout entendre.

– Remontons! dit-il en saisissant Mme Fauvel par le bras.

Mais elle se débattit; elle s’était accrochée à une table pour mieux résister.

– J’ai déjà été assez lâche pour sacrifier Madeleine, répétait-elle, je ne sacrifierai pas Prosper.

Raoul comprit qu’un argument victorieux briserait seul la résolution de Mme Fauvel.

– Eh! fit-il avec un rire cynique, tu ne comprends donc pas que je suis d’accord avec Prosper et qu’il m’attend pour partager.

– C’est impossible!…

– Allons, bon! tu t’imagines alors que le hasard seul m’a soufflé le mot et a rempli la caisse?

– Prosper est honnête.

– Certainement, et moi aussi. Seulement nous manquions d’argent.

– Tu mens.

– Non, chère mère, Madeleine a chassé Prosper, et, dame! il se console comme il peut, ce pauvre garçon, et les consolations sont hors de prix.

Il avait repris la lampe, et doucement, mais avec une vigueur extraordinaire, il poussait Mme Fauvel vers l’escalier.

Elle se laissait faire maintenant, plus confondue de ce qu’elle venait d’entendre que d’avoir vu la caisse s’ouvrir.

– Quoi! murmurait-elle, Prosper serait un voleur!…

– Il faut remettre la clé dans le secrétaire, dit Raoul, dès qu’ils furent dans la chambre à coucher.

Mais elle ne parut pas l’entendre, et c’est lui qui replaça la clé de la caisse là où il l’avait vue prendre.

Il reconduisit alors, ou plutôt il porta Mme Fauvel dans le petit salon où elle se tenait, lorsqu’il était arrivé, et il l’assit dans un fauteuil.

Telle était la prostration de la malheureuse femme, ses yeux fixes et son expression décelaient si bien le trouble affreux de son esprit, que Raoul, effrayé, se demanda si elle ne devenait pas folle.

– Raoul, murmurait-elle, mon fils, tu m’as tuée!…

Sa voix avait une douceur si pénétrante, son accent exprimait si bien le plus affreux désespoir, que Raoul, remué jusqu’au fond de l’âme, eut un bon mouvement: il eut envie de restituer ce qu’il venait de voler. La pensée de Clameran l’arrêta.

Alors voyant que Mme Fauvel restait anéantie, mourante, sur son fauteuil, tremblant de voir entrer soit M. Fauvel, soit Madeleine qui demanderaient des explications, il déposa un baiser sur le front de sa mère et s’enfuit.

Au restaurant, dans le cabinet où ils avaient dîné, Clameran, torturé par l’incertitude, attendait son complice.

Lors donc que Raoul parut, il se dressa brusquement, pâle d’angoisse, et c’est d’une voix à peine distincte qu’il demanda:

– Eh bien?

– C’est fini, mon oncle, grâce à toi; je suis maintenant le dernier des misérables.

– Sois satisfait, voici cette somme qui va coûter l’honneur et peut-être la vie à trois personnes.

Clameran ne releva pas l’injure. D’une main fiévreuse il avait saisi les billets de banque, et il les maniait comme pour se bien convaincre de la réalité du succès.

– Maintenant, disait-il, Madeleine est à moi!

Raoul se taisait, le spectacle de cette joie après les scènes de tout à l’heure le révoltait et l’humiliait. Mais Louis se méprit sur les causes de cette tristesse.

– C’a été dur? demanda-t-il avec un sourire.

– Je te défends! s’écria Raoul hors de soi, je te défends, entends-tu bien, de me reparler de cette soirée. Je veux l’oublier…

À cette explosion de colère, Clameran haussa imperceptiblement les épaules.

– À ton aise, prononça-t-il d’un ton goguenard, oublie, mon beau neveu, oublie. J’aime à croire, cependant, que tu ne refuseras pas de prendre, en manière de souvenir, ces trois cent cinquante mille francs. Garde-les, ils sont à toi.

Cette générosité ne sembla ni surprendre ni satisfaire Raoul.

– D’après nos conventions, dit-il, j’ai droit à bien davantage.

– Aussi, n’est-ce qu’un acompte.

– Et quand aurai-je le reste, s’il vous plaît?

– Le jour de mon mariage avec Madeleine, mon beau neveu; pas avant. Tu es un auxiliaire trop précieux pour que je songe à me priver de tes services, et, tu sais, si je ne me défie pas de toi, je ne suis pas tout à fait sûr de ton affection sincère.

Raoul réfléchissait que commettre un crime et n’en tirer aucun profit serait aussi par trop niais. Venu avec l’intention de rompre avec Clameran, il se décidait à n’abandonner la fortune de son complice que lorsqu’il n’aurait plus rien à en espérer.

– Soit, fit-il, j’accepte l’acompte, mais plus de commissions comme celle de ce soir; je refuserais.

Clameran eut un éclat de rire.

– Bien, répondit-il, très bien. Tu deviens honnête, c’est le bon moment, puisque te voici riche. Que la conscience timorée se rassure, je n’aurai plus à te demander d’insignifiants services de détail. Rentre dans la coulisse, mon rôle commence.

106
{"b":"100543","o":1}