D’ailleurs, il n’avait pas le loisir de s’ennuyer. Il étudiait la valeur de ses découvertes, pesait ses chances, et, comme Perrette sur la vente de son pot au lait, il bâtissait sur son succès l’édifice de sa fortune.
Enfin, vers une heure, l’agent de la sûreté vit Cavaillon se lever, quitter son vêtement de bureau pour endosser son habit de ville et prendre son chapeau.
Bon! se dit-il, le gaillard va sortir, ouvrons l’œil.
L’instant d’après, en effet, Cavaillon parut à la porte de la maison de banque. Mais avant de poser le pied sur le trottoir, il regardait de droite et de gauche; il hésitait.
Se méfierait-il de quelque chose? pensa Fanferlot.
Non, le jeune employé ne se défiait de rien; seulement, ayant une commission à faire, craignant que son absence ne fût remarquée, il se demandait quel chemin prendre pour couper au plus court.
Bientôt, il se décida; il gagna le faubourg Montmartre, le remonta et prit la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il marchait très vite, se souciant peu des murmures des passants qu’il coudoyait, et l’agent de la sûreté avait presque peine à le suivre.
Arrivé rue Chaptal, Cavaillon tourna court et entra dans la maison qui porte le numéro 39.
Il avait à peine fait trois pas dans le corridor assez étroit que, se sentant frapper sur l’épaule, il se retourna brusquement et se trouva face à face avec Fanferlot.
Il le reconnut très bien, si bien qu’il devint tout pâle et se recula, cherchant des yeux une issue pour fuir.
Mais l’agent de la sûreté avait prévu la tentation; il barrait absolument le passage. Cavaillon se sentit pris.
– Que me voulez-vous? demanda-t-il d’une voix étranglée par la peur.
Ce qui distingue surtout M. Fanferlot, dit l’Écureuil, de ses confrères, c’est sa douceur exquise et son urbanité sans égale.
Même avec ses pratiques il est parfait, et c’est avec les plus grands égards, avec les formules les plus obséquieuses de la civilité, qu’il empoigne et coffre les gens.
– Vous daignerez, cher monsieur, répondit-il, excuser ma liberté grande, mais j’aurais à demander à votre obligeance un petit renseignement.
– Un renseignement, à moi?
– À vous, oui, cher monsieur, à monsieur Eugène Cavaillon.
– Mais je ne vous connais pas.
– Oh! que si; vous m’avez très bien vu ce matin. Il s’agit d’ailleurs de la moindre des choses, et si vous vouliez me faire l’honneur d’accepter mon bras et de sortir un instant avec moi, vous me combleriez.
Que faire? Cavaillon prit le bras de M. Fanferlot et sortit avec lui.
La rue Chaptal n’est pas une de ces voies bruyantes et encombrées où les voitures constituent pour le piéton un perpétuel danger. On n’y trouve que deux ou trois boutiques, et, du coin de la rue Fontaine, occupée par un pharmacien, jusqu’en face de la rue Léonie, s’étend un grand mur triste percé çà et là de petites fenêtres qui éclairent des ateliers de menuiserie.
C’est une de ces rues où l’on peut causer à l’aise, sans être à tout moment forcé de descendre du trottoir, et M. Fanferlot et Cavaillon ne devaient pas craindre d’être troublés par les passants.
– Voici donc le fait, cher monsieur, commença l’agent de la sûreté, monsieur Prosper Bertomy vous a, ce matin, lancé fort adroitement un petit billet.
Cavaillon pressentait vaguement qu’il allait être question de ce billet; il s’était efforcé de se préparer, de se mettre en garde.
– Vous vous trompez, répondit-il en devenant rouge jusqu’aux oreilles.
– Pardon! je serais, daignez le croire, au regret de vous donner un démenti, mais je suis certain de ce que j’avance.
– Je vous assure que Prosper ne m’a rien remis.
– De grâce, cher monsieur, ne niez pas, insista Fanferlot, vous me forceriez à vous prouver que quatre employés l’ont vu vous jeter un billet écrit au crayon et plié fort menu.
Le jeune employé comprit que s’obstiner en présence d’un homme si bien renseigné serait folie; il changea donc de système.
– Soit, fit-il, c’est vrai, j’ai reçu un billet de Prosper; seulement, comme il était pour moi seul, après l’avoir lu je l’ai déchiré et j’en ai jeté les morceaux au feu.
Ce pouvait fort bien être la vérité. Fanferlot en eut peur, mais comment s’en assurer? Il se souvint que les ruses les plus grossières sont celles qui réussissent le mieux, et confiant dans son étoile, il dit, à tout hasard:
– Je me permettrai, cher monsieur, de vous faire remarquer que ceci n’est point exact; le billet vous a été confié pour être transmis à Gypsy.
Un geste désespéré de Cavaillon apprit à l’agent qu’il ne s’était pas trompé; il respira.
– Je vous jure, monsieur, commença le jeune commis…
– Ne jurez pas, cher monsieur, interrompit Fanferlot, tous les serments du monde sont inutiles. Non seulement vous n’avez pas déchiré ce billet, mais vous êtes entré dans cette maison pour le remettre à qui de droit et vous l’avez dans votre poche.
– Non, monsieur, non!…
M. Fanferlot ne releva pas cette dénégation, il poursuivit de sa plus douce voix:
– Et ce billet, vous allez être assez aimable, j’en suis persuadé, pour me le communiquer; croyez que sans une nécessité absolue…
– Jamais! répondit Cavaillon.
Et croyant le moment favorable, il essaya, en donnant une violente secousse, de dégager son bras pris sous le bras de Fanferlot et de s’enfuir.
Mais il en fut pour sa tentative, l’agent de la sûreté est aussi fort que doux.
– Prenez garde de vous faire mal, mon jeune monsieur, dit l’homme de la préfecture, et croyez-moi, confiez-moi ce billet.
– Je ne l’ai pas!
– Allons, bon! voici que vous allez me réduire à des extrémités pénibles. Savez-vous ce qui va arriver, si vous vous entêtez? J’appellerai deux sergents de ville qui vous prendront chacun un bras et vous conduiront chez le commissaire de police, et une fois là, j’aurai la douleur de vous fouiller bon gré mal gré. Tenez, franchement, vous me désolez.
Certes, Cavaillon était dévoué à Prosper, mais il lui était prouvé clair comme le jour qu’une lutte ne le mènerait à rien, qu’il n’aurait même pas le temps d’anéantir «le corps du délit».
Livrer le billet dans ces conditions, ce n’était pas trahir; il se résigna en maudissant son impuissance, pleurant presque de rage.
– Vous êtes le plus fort, dit-il; j’obéis.