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XXIII

Le lendemain matin, vers dix heures et demie, Mgr l’évêque de Luçon se présentait rue Saint-Honoré, au logis de Concini, juste comme celui-ci venait de sortir pour se rendre au Louvre.

L’évêque parut fort contrarié: l’affaire dont il avait à entretenir le seigneur Concini était d’importance et ne souffrait aucune remise. Il demanda à présenter ses hommages à madame.

Richelieu n’était pas des amis de Concini. Néanmoins, ils s’étaient rencontrés à la cour. Le jeune prélat, qui déjà cherchait à se concilier les bonnes grâces de quelque puissant protecteur qui l’aiderait à franchir les premiers échelons de cette échelle raide qui s’appelle la faveur de cour, le jeune prélat avait déjà jeté les yeux sur Concini et sur Léonora Galigaï.

Il avait trouvé que Concini ne pouvait pas être ce protecteur. Il n’avait pas la puissance nécessaire. Mais, avec une sûreté de coup d’œil qui faisait honneur à sa pénétration, il avait découvert que dans le ménage Concini, Léonora était la force à redouter et à ménager, parce qu’elle était le cerveau qui conçoit et dirige, tandis que Concini n’était que le bras qui exécute.

Concini lui était donc apparu comme une quantité négligeable, mais, soit prudence extrême, soit qu’il eût été guidé par une sorte de prescience, il avait résolu de ménager les favoris de la reine et, sans se déclarer ouvertement pour eux, d’éviter soigneusement de rien faire ou dire qui pût leur laisser croire qu’il était contre eux.

Ceci était extrêmement difficile, périlleux même.

La cour était comme un terrain miné où le moindre faux pas pouvait actionner la bombe qui faisait tout sauter et pulvérisait d’abord et avant tout le maladroit qui avait mis le pied dessus. On évoluait constamment au milieu d’un réseau très serré d’intrigues de toutes sortes, de toutes natures, et souvent des plus futiles. Toutes ces intrigues se mêlaient, s’enchevêtraient, se confondaient, se contrariaient, se combattaient, mouraient et renaissaient sans cesse, comme l’oiseau fabuleux de la mythologie. Et la lutte, pour être sournoise et toujours dissimulée sous le sourire et le masque de la politesse la plus raffinée, n’en était pas moins acharnée, mortelle.

Dans ce milieu, il devenait impossible de demeurer neutre – à moins de se retirer. Fatalement, il arrivait un moment où l’on se trouvait pris dans une maille quelconque du filet. Il fallait se dégager: donc prendre parti. Et dès l’instant qu’on était pour celui-ci, on était contre celui-là.

Richelieu avait entrepris de réaliser cette chose irréparable en apparence. Et il y avait réussi. Il convient de dire qu’il avait eu l’intelligence de négliger Concini pour ne s’occuper que de Léonora. On ne peut cependant pas reprocher à un courtisan – surtout quand ce courtisan se double d’un prélat très jeune, très riche, beau cavalier et grand seigneur – on ne peut pas l’empêcher de se montrer galant et empressé auprès des dames. Et lorsque galanterie et empressement savent, avec un tact parfait, se maintenir dans une juste mesure, susceptible de ne compromettre ni la dame ni le cavalier, tout est pour le mieux.

De cette tactique habile, adroitement exécutée, il était résulté ceci:

Au moment où, par suite des rumeurs qui couraient de la fin prochaine du roi [12] , la situation de Concini se précisait et s’annonçait des plus brillantes, tel un général passant la revue de ses troupes avant de livrer la suprême bataille, Léonora avait fait le dénombrement de ses forces, c’est-à-dire qu’elle avait dressé une liste de ceux sur lesquels elle croyait pouvoir compter, et, en regard, ceux qui étaient des ennemis déclarés. Et ils étaient nombreux, ceux-là.

Et quand elle était arrivée à Richelieu, elle avait pu se dire, assez justement: «Celui-là n’est pas à moi. Mais il le sera, si je le veux, quand je le voudrai.»

Richelieu arrivait donc au bon moment. Et il est à présumer que ce n’était pas un simple hasard qui l’avait fait se présenter à l’instant précis où Concini était absent de chez lui. Il est probable qu’il avait préféré traiter avec Léonora.

En conséquence, l’évêque fut immédiatement introduit auprès de la Galigaï. Il portait ce même costume violet que nous lui avons vu la veille. Il avait fort grand air et, sa jeunesse aidant, il produisit une bonne impression sur Léonora qui l’étudiait de ce coup d’œil prompt et sûr de la femme à qui rien n’échappe, quand il s’agit de toilette surtout.

Richelieu se rendit compte de l’effet qu’il produisait. Ses manières, déjà enveloppantes, se firent plus insinuantes, plus câlines, en même temps qu’il s’efforçait de donner à son visage une expression d’ingénuité en rapport avec sa jeunesse.

Lorsque les longs préliminaires exigés par l’étiquette eurent été accomplis, l’évêque attaqua le sujet qui l’amenait.

– Madame, fit-il d’une voix douce, si j’ai sollicité de vous la faveur d’un entretien particulier, c’est que ce que j’ai à dire, à révéler, pour mieux dire, intéresse particulièrement Sa Majesté la reine.

– Monsieur l’évêque, dit gracieusement Léonora, si je ne craignais de paraître ne pas apprécier comme il convient le régal d’une conversation avec un homme de votre valeur, je vous dirais: «Pourquoi vous adresser à moi, si ce que vous avez à révéler intéresse particulièrement la reine?»

Richelieu s’inclina en signe de remerciement et avec un sourire vaguement mélancolique, mais d’ailleurs sans amertume:

– C’est que, dit-il, cette valeur que votre indulgente bonté veut bien me reconnaître n’apparaît pas aussi flagrante à tout le monde. La reine, madame, est du nombre de ceux qui ne voient en moi qu’un jeune homme… insignifiant.

Il poussa un soupir et avec une gravité qui contrastait singulièrement avec l’éclatante jeunesse de son visage, en fixant sur elle l’éclat d’acier de sa prunelle dilatée:

– À Dieu ne plaise, madame, que j’ose élever la voix contre ma souveraine. Je suis et resterai vis-à-vis d’elle le sujet le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué. Je dis profondément dévoué et la démarche que je fais auprès de vous est une preuve éclatante de ce dévouement. Cependant, madame, à vous qui êtes une des plus belles et des plus hautes intelligences que je connaisse, je dis ceci: je ne sais si – comme vous le disiez – je suis ce que l’on est convenu d’appeler un homme de valeur. Mais ce que je sais, et que j’ose vous dire à vous, c’est que je me sens là et là (il portait le doigt à son front et à son cœur) des pensées et des sentiments qui ne sont pas les pensées et les sentiments de tout le monde. Et je souffre de me voir méconnu, dédaigné, tenu à l’écart, parce que j’ai le malheur de n’avoir que vingt-cinq ans.

Léonora écoutait avec une attention soutenue. Elle se demandait où le jeune prélat voulait en venir. Et, en attendant qu’il s’expliquât, elle se tenait sur ses gardes.

Richelieu comprit cette réserve. Il en avait du reste assez dit pour laisser deviner ses ambitions et que sa démarche, si elle était une preuve de dévouement, comme il le disait, n’était cependant pas complètement désintéressée. Insister davantage eût été une manière de marchandage qui répugnait à sa nature de grand seigneur.

Il reprit donc son air souriant, et d’un air détaché:

– Mais, dit-il en riant, vous allez trouver que pour un homme d’Église, je ne prêche guère d’exemple en commettant aussi délibérément le péché d’orgueil. Excusez-moi donc, madame. Ce que j’en ai dit était pour vous faire comprendre que, ne pouvant m’adresser directement à la reine, je suis venu droit à vous, connaissant votre constante fidélité et votre inébranlable attachement à Sa Majesté.

– Mais, fit Léonora toujours sur la défensive, il n’y a pas que nous… Dieu merci! les dévouements aussi sincères que les nôtres ne manquent pas autour de notre gracieuse souveraine.

– C’est vrai, madame, dit gravement Richelieu, d’autres sont peut-être aussi dévoués que vous… mais de ceux-là, il n’en est aucun que j’estime autant que vous.

D’un geste et d’un signe de tête, Léonora manifesta qu’elle s’avouait vaincue.

– Soit donc, fit-elle en riant. Je vous écoute, monsieur. Richelieu se recueillit un instant, et:

– Avez-vous entendu parler de certain trésor enfoui, voici vingt ans et plus, par une princesse étrangère, une Italienne précisément, la princesse Fausta?

Au mot de trésor, Léonora avait dressé l’oreille. Mais elle ne broncha pas. Elle souriait en écoutant Richelieu; elle se mit à rire franchement.

– Comment, vous, monsieur de Luçon, vous prêtez créance à de pareilles sornettes? dit-elle.

– Madame, dit vivement Richelieu, avec une irrésistible assurance, ce trésor existe réellement!… J’en ai la preuve.

– Oh! condescendit Léonora, mettons qu’il ait existé!… Il doit être loin maintenant.

– Non, madame, dit Richelieu avec la même assurance. Le trésor existe toujours. Il est toujours à la même place où il a été enfoui par sa propriétaire.

– Soit encore. Mais… allez donc chercher un trésor enfoui quelque part… par là… on ne sait où… dans Paris ou ses environs. C’est on ne peut plus simple, comme vous voyez.

[12] Ces rumeurs, dont quelques-uns de nos personnages se sont entretenus, ne sont pas placées ici pour la commodité du récit. Elles ont réellement existé. L’Histoire en fait mention. (Note de M. Zévaco).


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