Il nous faut revenir à dame Colline Colle, que nous avons laissée juchée sur un escabeau, épiant ce seigneur masqué qui venait de lui enlever sa locataire. Les faits et gestes de la matrone ont une importance capitale pour la suite de ce récit.
Lorsqu’elle vit la litière s’éloigner, Colline Colle descendit de son escabeau. Elle avait entendu à peu près tout l’entretien de Concini avec sa prisonnière. Elle n’y avait pas trouvé ce qu’elle avait espéré, car sa figure exprimait le désappointement.
– Quel dommage que je ne sois qu’une faible femme! dit-elle. J’aurais suivi la litière et je saurais où retrouver ma locataire.
Elle se mit en quête de planches et boucha la fenêtre tant bien que mal. Tout en s’activant, son esprit travaillait.
– C’est sûrement un étranger – elle pensait à Concini. Un Italien, peut-être, ou un Espagnol. À moins que ce ne soit un Allemand? Non, j’ai entendu parler des Suisses. Ils n’ont pas cet accent-là. Là! vaille que vaille, cela tiendra bien jusqu’au jour.
Elle entra dans sa chambre, poussa soigneusement la porte, par habitude sans doute, car, avec ses vitres brisées, il était on ne peut plus facile d’entrer. Elle vit les pièces d’or que Concini avait laissé tomber sur le parquet. Ses petits yeux eurent une lueur fauve. Elle joignit les mains, comme lorsqu’elle s’approchait de la sainte table, et d’un air extasié:
– Que c’est joli!… Comme cela brille!… Et cela réchauffe!… On dirait des petits morceaux de soleil!
Brusquement, elle s’affala sur le parquet, saisit les pièces à poignées et les fit tinter dans sa main.
– Et quelle douce musique!… Les anges du paradis doivent avoir des voix pareilles!… Cent… cinq cents… mille livres!… Et il y en a encore!… Doux Jésus! deux mille livres!…
Elle courut à son lit, versa les pièces en cascade sur le drap et vida la bourse qu’elle avait si prestement arrachée à Concini. Elle contempla le tas d’or d’un air dévot, gagnée par un inexprimable attendrissement. Et tout à coup:
– Il doit y en avoir encore qui ont roulé par là, sous les meubles!
Elle revint s’étaler sur le plancher, fouillant, cherchant, bouleversant tout, avec de petits cris de joie lorsqu’elle trouvait une pièce. Et toujours elle pensait à Bertille:
– Le roi voudra savoir ce qu’elle est devenue. Je vais revoir le seigneur de La Varenne… lui dire où elle est… ou tout au moins le nom du ravisseur… C’est peut-être encore dix mille livres qu’il me donnera pour ce renseignement!…, Oui, mais, comment savoir?… Si ce bon jeune homme Carcagne revenait me voir… il sait lui… Je me chargerais bien de le faire parler… Sainte Brigitte, ma patronne, faites qu’il revienne et je vous promets un cierge!…
C’est à ce moment que Jehan avait fondu sur elle. Nous l’avons entendu conter lui-même ce qui s’était passé. Nous n’y reviendrons pas.
Après le départ de Jehan, la mégère resta un moment accroupie, tremblant de tous ses membres, frottant machinalement sa gorge un peu trop violemment comprimée par la rude poigne du jeune homme. Quand le calme lui fut un peu revenu, elle se redressa péniblement et, pour la deuxième fois, elle boucha de son mieux l’inquiétante brèche et, la peur primant l’avarice, elle décida:
– Demain, je ferai sceller des barreaux en vrai fer et ferai mettre un double volet bien solide.
Ne se sentant pas en sûreté, elle ramassa précipitamment le tas d’or et alla le cacher au fond d’un bahut. Ceci fait, elle se mit encore à songer.
– Savoir qui a enlevé Bertille, c’est bien… Savoir qui elle est, d’où elle vient, ce qu’elle veut, pénétrer le mystère de sa naissance qu’elle cache avec tant de soin… qui sait ce que cela pourrait rapporter?… C’est facile… Je sais où elle cache la cassette qui contient ses papiers… et sa fortune… peut-être!… Ouf, mais fouiller dans les papiers de cette jeune fille, n’est-ce pas un péché? Elle médita sur ce cas de conscience et se rassura en se disant:
– Ce n’est pas la curiosité qui me pousse. C’est le désir de servir le roi en le renseignant… moyennant une honnête récompense. Or, mon confesseur, le père Parfait Goulard, quand je lui demandai si je pouvais, sans pécher, écouter les propositions du sire de La Varenne, me l’a dit en propres termes: «Le roi est le représentant de Dieu sur la terre. Servir le roi, c’est donc servir Dieu. De plus, ce n’est pas l’action elle-même, mais l’intention qui compte aux yeux du souverain juge.» Donc, je ne commets aucun péché.
Ayant mis sa conscience en repos, elle monta au premier. Elle prit le flambeau qui était resté allumé, un trousseau de clés qui se trouvait à côté et pénétra dans ce petit cabinet oratoire où Bertille avait reçu Henri IV. Elle s’en fut droit à un petit meuble d’ébène.
D’une main que l’impatience rendait maladroite, elle ouvrit et saisit une cassette qu’elle découvrit au fond d’un tiroir. Elle revint dans la chambre, poussa une table contre la fenêtre et d’un geste brusque elle retourna la cassette et en vida le contenu sur la table.
Elle eut un geste d’amère déception. Il n’y avait pas d’argent. Rien que des papiers. Et un méchant étui de métal blanc qui ne valait certes pas quatre sols.
Elle s’en saisit et l’agita. Elle entendit le bruit d’un objet qui ballottait à l’intérieur. Vite, elle l’ouvrit et le vida, Il contenait un papier roulé et une petite bague en fer qui valait encore moins que l’étui. Elle la remit dédaigneusement en place et déplia le papier. Il était écrit en une langue étrangère. Voyant qu’elle ne parvenait pas à comprendre un seul mot, elle le remit avec la bague, reboucha l’étui, et sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle le glissa dans la poche de son jupon.
Déçue sur ce premier point, elle revint aux papiers. Elle prit le plus gros rouleau. Il était écrit en français, celui-là. Elle lut avec une profonde attention, lentement, péniblement, car elle n’était pas très savante. Mais enfin, elle parvint à lire d’un bout à l’autre et à comprendre très bien.
C’était le récit de la tragique aventure de Blanche de Saugis, écrit en vue de l’enfant, encore à naître. Cette histoire la passionna, et quand elle eut terminé, elle se mit à réfléchir profondément.
– Ainsi la demoiselle Bertille s’appelle de Saugis!… Elle est dame châtelaine dans le pays chartrain… Elle est la fille du roi!… Le roi le savait-il?… Peut-être oui, peut-être non… Ce qui est certain, c’est qu’il a eu la mère d’une manière… peu galante. C’est un secret important, cela!… Avec un secret pareil, on peut gagner une fortune… on peut aussi y gagner une bonne corde et une potence… Ouais!… Il faut réfléchir longuement avant de s’embarquer dans une affaire pareille… Le mieux, je crois, est de ne plus y songer!… Cependant, puisque Bertille est sa fille, m’est avis que le roi sera content qu’on lui dise ce qu’elle est devenue… Ceci rapportera moins, c’est évident, mais du moins, je n’y risque pas la hart ou la prison jusqu’à la fin de mes jours.
Elle remit le rouleau dans la cassette et se mit à parcourir les papiers au hasard.
Encore des papiers en langue étrangère. Puis un autre, en français, qui lui fit ouvrir des yeux énormes et lui donna des palpitations de cœur, terribles.
Les cires étaient fondues, elle n’y voyait plus. Elle chercha des yeux si elle ne trouverait pas quelque nouveau luminaire et elle s’aperçut alors que le jour filtrait à travers les joints de la fenêtre. Elle se leva, l’ouvrit toute grande et le jour pénétra à flots. Elle revint s’asseoir, prit le papier d’une main tremblante et le relut attentivement.
C’était une lettre datée de 1592, adressée à la mère de Bertille, et voici, textuellement copié, le passage qui avait tant ému la mégère:
«Je vous ai, chère aimée, souvent entretenue de ce galant homme qui s’appelle le chevalier de Pardaillan.
Vous savez qu’il fut mon ennemi, qu’il me blessa… [10] et me soigna comme un frère, après.
Vous savez, d’autre part, l’attachement profond et respectueux que j’ai toujours eu pour ma très gracieuse souveraine, la princesse Fausta.
Fausta, vaincue par Pardaillan, nous a licenciés et s’en est allée vers le pays du soleil et de l’amour: la radieuse Italie. Mais la souveraine n’a pas voulu s’éloigner sans récompenser royalement ceux qui l’avaient fidèlement servie. C’est grâce à ses libéralités que j’ai pu acheter la terre de Vaubrun, voisine de Saugis, et où je devais avoir l’ineffable bonheur de vous rencontrer… et de vous aimer.
Mon dévouement pour celle qui fut ma bienfaitrice est absolu. Mon dévouement pour celui qui, après avoir été un ennemi généreux et magnanime, est devenu un ami cher, est profond, réel.
Et voici qu’une occasion se présente peut-être de témoigner à l’un et à l’autre la reconnaissance dont son cœur est rempli.
Ces papiers que je vous envoie parce que je ne les juge pas en sûreté chez moi, ont une inestimable valeur, en ce qu’ils révèlent la mystérieuse cachette où ma souveraine a enfoui un trésor fabuleux.
Voici, à la fois, et l’histoire de ce trésor et comment ces papiers viennent de m’être confiés. Dépôt sacré fait à mon honneur.