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V

– Puissances du ciel! rugit l’amoureux, elle m’aime!… Est-ce possible?… Ai-je bien entendu?… Quoi, ce regard si pur s’est abaissé sur moi?… Est-ce un rêve ou une réalité?…

Une joie inouïe le soulevait, le transportait. Il se redressa flamboyant, la main sur la poignée de sa longue rapière, et ses yeux étincelants semblaient défier tout l’univers.

Alors, il s’aperçut que le chevalier de Pardaillan était encore là. Il ne s’aperçut pas que le chevalier le regardait sans le voir, un sourire de mélancolie sur les lèvres. Sans doute cette scène à laquelle il venait d’assister venait d’évoquer en lui des souvenirs à la fois terribles et très doux, car il paraissait violemment ému. Il ne se demanda pas pourquoi il était resté, ce qu’il attendait. Il oublia qu’il s’était pris de querelle avec cet inconnu le jour même, il oublia qu’il avait voulu le tuer l’instant d’avant et qu’il devait se battre avec lui le lendemain. Il ne comprit qu’une chose, c’est que cet homme avait tout vu, tout entendu. Ce n’était plus un inconnu, ce n’était plus un ennemi, c’était, momentanément du moins, un ami. C’était le témoin à qui il allait pouvoir parler d’elle. Et radieux, il s’écria:

– Vous avez entendu, n’est-ce pas?… Je n’ai pas rêvé? Elle a dit: «Si vous mourez, je mourrai aussi!» Elle l’a bien dit, n’est-ce pas?

Pardaillan tressaillit violemment, comme quelqu’un qu’on ramène brutalement à la réalité. Il laissa tomber sur le jeune homme un regard où ne se voyait plus cette expression narquoise qui lui était habituelle et très sérieusement:

– Heu!… Je crois, en effet, avoir entendu quelque chose dans ce goût!

– Elle l’a dit! s’écria l’amoureux, ravi de l’attention qu’on paraissait lui prêter. Ah! ventre-veau! le monde est à moi maintenant!…

– Les trésors de Golconde, je veux les conquérir pour les déposer à ses pieds!… Je veux une couronne pour parer son front si noble!…

Pardaillan le contempla un instant avec une visible bienveillance. Et de fait, il eût été difficile de trouver cavalier plus accompli.

Il était de taille au-dessus de la moyenne, admirablement proportionné, souple, nerveux. Ses mouvements vifs, aisés. Merveilleusement musclé, il paraissait doué d’une force peu commune. Les traits fins, le teint d’une blancheur rare, les cheveux noirs, longs, naturellement bouclés, la lèvre fine, un peu dédaigneuse, surmontée d’une moustache relevée en croc. Mais la merveille de cette physionomie étincelante, qu’il était impossible de ne pas remarquer, c’était ses yeux: deux diamants noirs, immenses, le plus souvent fulgurants d’un insoutenable éclat, et parfois, comme en ce moment, d’une douceur étrange.

La jambe nerveuse, emprisonnée dans de longues bottes en cuir souple, fauve, montant jusqu’à mi-cuisse, le talon très haut, muni d’éperons énormes, frappant le sol d’un air conquérant. La large poitrine serrée dans un pourpoint de velours gris-bleu. Pas de collerette, mais un large col rabattu, laissant à nu et bien dégagé le cou puissant, d’une blancheur marmoréenne. Il est à présumer qu’il fut l’inventeur de cette mode qui devait faire fureur quelques années plus tard. Une large écharpe de soie blanche passée en bandoulière sur le pourpoint: blanche parce qu’il avait remarqué que le blanc était la couleur préférée de Bertille. Un large feutre orné d’une grande plume rouge placée crânement de côté, des gants à poignet montant jusqu’au coude, et enfin, au ceinturon éraillé, une rapière démesurément longue.

Tout cela quelque peu fatigué, élimé, voire même rapiécé par-ci, par-là, mais impeccablement propre, porté avec une aisance cavalière, une élégance naturelle remarquable et remarquée.

Tel apparut Jehan le Brave aux yeux de Pardaillan qui le détaillait de ce coup d’œil prompt et sûr de l’homme habitué à peser rapidement la valeur des choses et des gens. Et il faut croire que ce fin connaisseur n’avait trouvé aucun détail à relever, car il continuait de sourire avec une bienveillance marquée.

L’amoureux cependant continuait à laisser déborder sa joie et dans un éclat de rire plein, sonore:

– Son père!… C’était son père! Croyez-vous? Et moi, misérable truand de basse truanderie, quand je pense que j’ai osé proféré… Oh! je devrais m’arracher cette langue de vipère et la donner aux chiens!

Et tout à coup, se rappelant:

– Et sans vous, monsieur, j’aurais tué son père! Car je l’aurais tué, voyez-vous, ajouta-t-il avec cette orgueilleuse assurance qui lui était personnelle. Et maintenant tout serait dit, je n’aurais plus qu’à m’aller jeter tête baissée dans la Seine. Ah! monsieur le chevalier, comment m’acquitter… Holà! Hé! Êtes-vous enragé! Ventre-veau!…

Voilà ce qui avait motivé ces exclamations.

Pardaillan avait sans doute des raisons à lui pour ne pas se retirer. Pardaillan savait que le meilleur moyen de se faire bien voir d’un amoureux, c’est encore de le laisser parler tout son saoul, sans l’interrompre. Pardaillan, ayant décidé de ne pas quitter encore Jehan le Brave, l’écoutait avec une patience inaltérable. Seulement, si Pardaillan voulait bien écouter, il ne voyait pas la nécessité de se fatiguer. C’est pourquoi il avait monté deux marches du perron et s’était assis tranquillement, le dos appuyé à un des deux piliers. Il en résultait que Pardaillan, accroupi dans l’ombre plus opaque du pilier, demeurait invisible dans la nuit, tandis que l’amoureux, debout devant lui, se détachait nettement dans le clair-obscur.

Or, tout en paraissant écouter attentivement, par suite d’une vieille habitude, Pardaillan, de son œil perçant, fouillait la nuit, dans toutes les directions.

C’est ainsi qu’il vit une ombre s’approcher sournoisement du jeune homme qui lui tournait le dos. Soudain l’ombre bondit. L’éclair blafard d’une lame large et acérée brilla dans la nuit. C’en était fait de notre amoureux et de ses rêves, si Pardaillan n’avait été là. Le geste mortel avait été si foudroyant qu’il devenait impossible d’avertir le jeune homme. Le chevalier n’hésita pas. Il saisit brusquement Jehan le Brave dans ses bras puissants, le souleva, le tira à lui.

L’assassin, emporté par son élan, alla frapper une marche sur laquelle son couteau se brisa net.

Dans son existence, périlleuse souvent, aventureuse toujours, Jehan avait appris depuis longtemps déjà à garder un inaltérable sang-froid devant les attaques les plus imprévues. C’est pourquoi, sans manifester ni surprise ni émotion, dès que Pardaillan le lâcha, il fit face à son agresseur et descendit les marches qu’il avait franchies malgré lui.

Avec une promptitude et une sûreté de coup d’œil admirables, il avait tout de suite remarqué, malgré la nuit, qu’il se trouvait en présence d’un gueux – quelque détrousseur de nuit malheureux, sans doute – lequel, stupide d’étonnement, ne songeait pas à fuir et tenait encore dans sa main crispée le manche du couteau dont la lame venait de se briser. Cela suffit à Jehan. Il dédaigna de dégainer. Avec un tel adversaire, les poings suffiraient, s’il y avait lieu.

Cependant, l’agresseur, en se trouvant face à face avec le jeune homme, d’une voix où grondait un désespoir poignant, clama:

– Ce n’est pas lui!…

À cette exclamation, Jehan sursauta. Pardaillan fut debout au même instant, et tous les deux, comme si la même idée leur venait en même temps, ils eurent un regard furtif vers le logis de Bertille… le logis où se trouvait le roi.

Ce fut rapide comme un éclair. Déjà Jehan se penchait sur l’homme pour tâcher de démêler à qui il avait affaire, et une double exclamation retentit en même temps:

– Ravaillac!…

– Monsieur le chevalier Jehan le Brave! Et aussitôt Ravaillac ajouta:

– Malédiction sur moi, qui ai levé le bras sur le seul homme qui ait eu pitié de ma détresse!

– Or çà, maître. Ravaillac, dit froidement Jehan le Brave, tu voulais donc me meurtrir?…

– Ne croyez pas que c’est à vous que j’en voulais! dit vivement Ravaillac.

– Il n’en est pas moins vrai que sans ce digne gentilhomme j’étais bellement occis!…

Et avec ce ton de souveraine hauteur qui lui était naturel, et qui surprenait et déconcertait chez le pauvre hère qu’il paraissait être, Jehan ajouta:

– En tout autre moment je te ferais payer cher ce geste-là, mon brave Ravaillac! Mais aujourd’hui, mon cœur déborde de joie… Aujourd’hui, je voudrais pouvoir presser l’humanité entière dans mes bras! Ventre-veau! je m’en voudrais de molester un pauvre diable comme toi!… Va, je te fais grâce!

Ravaillac hocha la tête d’un air farouche.

– Vous me pardonnez, c’est bien!… et cela ne me surprend pas de vous. Vous êtes la jeunesse, vous êtes la force, vous êtes la bravoure, vous êtes aussi la générosité… je le savais. Mais moi qui ne suis rien de tout cela, moi qui ne sais que pleurer et prier, je sais du moins garder le souvenir d’un bienfait et je ne me pardonnerai jamais!

– Bah! puisque je te pardonne!… N’en parlons plus… Mais, au fait, à qui en avais-tu? Tu as crié: «Ce n’est pas lui!»

Ravaillac eut une imperceptible hésitation, et d’un air morne:

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