Concini était rentré chez lui, bien avant Léonora. Il avait pu dormir une heure ou deux, et ce repos, si bref qu’il eût été, avait suffi cependant pour effacer toute trace de fatigue.
Toute la journée, il s’était tenu sur le qui-vive. Il s’attendait à chaque instant à entendre Léonora Galigaï lui dire qu’elle savait tout. Non, sa femme ne lui dit rien. Il l’observa attentivement. Elle paraissait très calme, très naturelle. Évidemment, elle ne savait rien. Il se rassura.
Il pensa à Jehan le Brave et, dans la solitude de son cabinet, il eut un rire féroce, en songeant:
– Je voudrais bien voir quelle figure il fait, ce brave des braves!
Puis il se mit à chercher quel supplice il pourrait bien lui infliger. De temps en temps, il passait la main sur sa joue et courait se regarder dans un miroir. Alors, il grinçait des dents, il écumait et il grondait: – Non, cela ne se voit pas!… Mais je sais, moi, je me souviens, je me souviendrai jusqu’à ce que je sois vengé!
Il pensait au formidable soufflet qui s’était abattu sur sa joue.
À force de penser à son rival, il finit par éprouver l’impérieux besoin de le voir, de se repaître de sa vengeance. La journée passa ainsi.
Le lendemain matin, il décida:
– Tant pis, il faut que je le voie! Je puis bien me donner cette satisfaction, que diable! En rentrant du Louvre, j’irai!
Sitôt après dîner, c’est-à-dire vers midi, il prétexta une affaire importante et sortit.
Il se méfiait de sa femme, aussi il n’alla pas directement à la rue des Rats. Il fit un long détour, et de temps en temps, il se retournait brusquement pour voir s’il n’était pas suivi. Il ne remarqua rien d’anormal, et certain d’avoir dépisté l’espion, au cas où il en aurait eu un attaché à ses pas, il allongea le pas, en se répétant, pour la millième fois, qu’il fallait qu’il vît la figure que faisait Jehan le Brave.
Ce n’était là qu’un prétexte qu’il se donnait à lui-même.
La vérité est qu’il ne pensait qu’à Bertille. C’est qu’il était déchiré par les affres de la jalousie. La pensée qu’il était repoussé, méprisé, lui, Concini, le gentilhomme le plus élégant qui fût à la cour du roi Henri, pour un misérable aventurier sans sou ni maille, un truand, un bravo, cette pensée, en même temps qu’elle le déconcertait, le faisait écumer.
Il était persuadé que Bertille était la maîtresse de Jehan, et cette certitude ne faisait qu’exaspérer son désir. Plus que jamais, il la voulait. Il la lui fallait coûte que coûte.
Mais, où prendre la jeune fille maintenant? Où le misérable truand l’avait-il cachée? Savoir, oh! savoir où la trouver! La reprendre, et cette fois, il jurait bien qu’elle n’échapperait pas à son étreinte.
Or, puisque Jehan savait où se trouvait la jeune fille, le plus simple était d’aller le lui demander. Naïveté, direz-vous, lecteur?… Mais Concini était un violent et un passionné. Mais son désir morbide se haussait jusqu’à la passion la plus violente. Et le propre de la passion est de ne pas raisonner.
Donc, sans se l’avouer nettement, ce que Concini venait chercher rue des Rats, c’était d’abord et avant tout, le secret de la retraite de la femme qu’il convoitait. Il ne savait pas trop comment il s’y prendrait pour l’arracher, ce secret, mais par la ruse, par promesses ou menaces, il espérait réussir.
Eh, parbleu! il offrirait la liberté et la fortune à Jehan! Il ne serait pas si sot que de refuser, que diable! Et quand il aurait obtenu ce qu’il voulait, il saurait bien se défaire du bravo.
Jehan le Brave avait dormi profondément, il ne savait combien d’heures. Quand il se réveilla, pour tuer le temps et tromper son estomac qui commençait à hurler la faim, il revint à la porte et, méthodiquement, patiemment, il essaya encore une fois de la forcer. Il dut s’avouer qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté et il y renonça.
Il était toujours aussi calme. La cassette, appartenant à Bertille, lui apparaissait comme un trésor précieux dont il avait la garde. Elle le préoccupait plus que sa propre sécurité. Comme s’il avait craint qu’on ne vînt la lui voler, il la cachait soigneusement sous son manteau.
Il se mit à arpenter le faible espace, autant pour tuer le temps que pour se donner un peu de mouvement, et en marchant il réfléchissait:
– En somme, j’ai dormi combien de temps?… Mettons dix heures… Hum! c’est beaucoup. Donc, il n’y a pas encore un jour plein que je suis ici… Joli traquenard que m’a tendu là le Concini, et dans lequel j’ai donné sottement comme un étourneau. C’est bien fait pour moi! On n’est pas aussi niais que je l’ai été! Que diable! quand on a affaire à un Concini, on se défie, ventre de veau!… La leçon ne sera pas perdue… j’ai bonne mémoire. (Et avec un sourire narquois.) À la condition pourtant que je sorte d’ici… ce qui me paraît plutôt problématique… Bon, ne désespérons pas encore. Concini viendra, j’en suis sûr. Seulement, il voudra me laisser déprimer un peu avant. Il viendra demain, peut-être après-demain… Patientons jusque-là.
Et avec une lueur malicieuse dans l’œil:
– Pourvu que je réussisse à l’effrayer suffisamment, et tout ira bien.
Et les heures s’écoulèrent ainsi, lentes, longues, monotones, énervantes. Concini ne paraissait toujours pas. Et maintenant, le calme de Jehan faisait place à l’impatience, et la colère commençait à se déchaîner en lui. Et la faim et la soif se faisaient plus cruellement sentir.
Comme il commençait à se dire, non sans angoisse, que Concini ne viendrait pas, il perçut au plafond comme un léger crissement. Il eut un coup d’œil vers la cassette. Elle était bien cachée sous le manteau, posé dans un angle du cachot. Une flamme joyeuse aux yeux, il regarda le plafond.
Un mince filet de lumière tombait par un petit trou masqué par un grillage. Et, penché sur ce grillage, il devina, plutôt qu’il ne le vit, Concini. Et il rugit dans sa pensée:
– Il est venu!… Je suis sauvé!…
Il se raidit, son visage se fit impassible, et les yeux fixés sur le trou grillagé, d’une voix railleuse:
– Hé! Concini, que fais-tu là-haut? Pourquoi n’entres-tu pas ici? (Il se mit à rire.) Ah! oui, j’ai mon épée! Cela t’inspire crainte et respect. Tu es prudent, Concini, on le sait du reste. Tu n’es brave que lorsque tu t’attaques à une femme faible et sans défense. Encore faut-il que tu sois rassuré par la présence de nombreux serviteurs et que tu sentes l’appui de quelques braves à ta solde.
Concini se taisait. Peut-être n’avait-il pas entendu. Il cherchait comment il poserait cette question très simple: «Où as-tu conduit la jeune fille?»
Jehan reprit, et sa voix se fit plus mordante, son expression plus dédaigneuse:
– Que ne m’as-tu informé de ton désir de me visiter? Je t’aurais donné ma parole de ne pas me servir de cette épée, qui t’inspire une si salutaire frayeur. Est-ce qu’il est besoin d’une épée, avec un baladin de ta sorte? Le poing et la botte suffisent.
Cette fois, Concini entendit. À cette allusion à la correction que Jehan lui avait infligée, il écuma:
– Chien enragé!… Misérable pourceau! Je veux…
– Eh là! Concini, interrompit Jehan dans un éclat de rire sarcastique, ne donne donc pas tes noms aux autres!… La peur te trouble la raison. Çà, qu’es-tu venu faire ici?… As-tu espéré me trouver pâle et tremblant? Es-tu venu te repaître de ton œuvre?… Parle! N’aie pas peur… tu sais bien que je ne peux pas t’atteindre là où tu es.
Ces paroles ramenèrent Concini à l’objet de sa visite. Il refoula la rage qui l’étranglait et raffermissant sa voix:
– Écoute, dit-il, tu vas crever ici… de faim et de soif.
De sa voix railleuse, en frappant du poing sur le pommeau de son épée, Jehan dit:
– Si je veux.
Concini eut un sourire livide:
– Je te comprends. Mais, moi, je lance une petite boule à tes pieds. Elle éclate sans bruit. Ce n’est rien… Mais tu tombes profondément endormi. Alors, on te désarme… Et tu es obligé de mourir de la mort que je t’ai choisie.
Il prit un temps et, en se délectant, il reprit d’une voix doucereuse:
– C’est une mort horrible que la mort par la faim et la soif!… C’est un supplice effroyable. Et quelle agonie!… Une agonie lente, interminable, atroce, qui dure des jours et des jours… quelquefois des semaines. Ainsi, toi qui es jeune et vigoureux, Dieu merci! tu peux en avoir pour vingt jours, un mois, davantage peut-être!… Pense un peu à ce que tu souffriras. On devient fou enragé… on prétend qu’il y en a qui se sont dévoré eux-mêmes une partie des bras!… C’est épouvantable!… Voilà ce qui t’attend, Jehan le Brave. Mais je suis bon garçon, sois tranquille, je ne t’abandonnerai pas… Je viendrai te voir, de temps en temps… me rendre compte, constater à quel degré tu en es… Qu’en dis-tu?… Crois-tu que ton soufflet et ton coup de pied seront bien payés?…
Il s’était animé. Il écumait, il grinçait. Jehan, qui ne le voyait que confusément, eut l’impression qu’il devait être hideux en ce moment. Mais il avait son idée de derrière la tête, comme Concini avait la sienne, et tant qu’il ne l’aurait pas mise à exécution, il n’y avait pas lieu de désespérer. Et il se raidit.