Литмир - Электронная Библиотека
A
A

XV

Jehan le Brave, depuis la disparition de Concini, n’avait pas cherché à reconquérir sa liberté. Il était resté à côté de la jeune fille, sans faire un geste, sans dire une parole, lui souriant doucement. Il se doutait probablement de ce qui attendait Concini.

Bertille, de son côté, le voyant si calme, si dédaigneusement indifférent, n’avait pas ajouté une parole, s’était tenue droite et ferme à son côté, se fiant entièrement à lui.

Jehan ne s’était même pas donné la peine d’approcher de la grande porte. Il savait que Concini avait dû la fermer. Il avait attendu sans bouger, confiant dans l’exécution d’ordres qu’il avait peut-être donnés lui-même. Seulement, maintenant qu’il était revenu au sens de la réalité, il trouvait que l’exécution de ses ordres se faisait un peu attendre. Il lui tardait de voir la jeune fille hors de ce lieu impur.

Lorsqu’il entendit tirer les verrous, avant même que la porte s’ouvrît, sûr de ce qui allait arriver, il se tourna vers Bertille, enleva son manteau et l’enveloppa toute, avec ces gestes tendres, doux, attentifs et pourtant vifs et légers, des mères emmaillotant les tout-petits. Expliquant doucement:

– Les nuits sont encore fraîches.

Et elle le laissait faire, souriant avec le même confiant abandon que ces petits anges aux mains maternelles.

Lorsque les trois pénétrèrent dans la chambre, elle était déjà enveloppée des pieds à la tête.

Gringaille ayant terminé son explication, Jehan remercia d’un signe de tête accompagné d’un sourire – il leur faisait bonne mesure, paraît-il, car les trois se mirent à glousser et à se bourrer de coups de coude – et il dit:

– Partons!

Avant de sortir cependant, il ne put résister à la tentation de jeter un coup d’œil sur Concini, immobile sur le lit. Et Bertille, qui surprit ce coup d’œil au passage, sentit un frisson la frôler à la nuque.

Jehan avait hâte d’arracher Bertille de ce lieu de débauche. Il lui semblait que l’air même qu’on y respirait était susceptible de souiller l’immaculée pureté de la jeune fille. Sans s’occuper de ses compagnons, il l’entraîna et ne s’arrêta que lorsqu’il fut dans la rue, sous la voûte d’un ciel resplendissant d’étoiles.

Pendant ce temps, Gringaille, Escargasse et Carcagne reprenaient leur dague et leur épée et ne quittaient chaque pièce qu’après l’avoir fermée à double tour et poussé tous les verrous.

Lorsqu’ils apparurent sur le seuil de la porte extérieure, Jehan demanda:

– Les deux laquais? les filles de service?

– Soigneusement ficelés et enfermés… comme le Concini. Soyez sans crainte, ils ne s’échapperont pas…

– Bien. Ferme la porte et donne-moi la clé… Merci.

Alors, il se tourna vers la jeune fille, et de cette voix extraordinairement douce qu’il trouvait pour elle et qui contrastait si violemment avec son accent rude, habituel:

– Vous ne pouvez pas retourner chez vous… Vous n’y seriez pas en sûreté.

Son gracieux visage eut une expression d’effroi. De la tête, elle dit vivement: Non!

– Où désirez-vous que j’aie l’honneur de vous conduire?

Il pensait qu’elle allait répondre: au Louvre. Il n’en fut pas ainsi.

– Je ne sais pas, dit-elle naïvement. Je ne connais personne à qui me confier dans cette grande ville.

S’il fut étonné de la réponse, il n’en laissa rien paraître. Il n’était pas besoin d’être doué d’une grande perspicacité pour deviner que sa naissance cachait un mystère. Si elle ne demandait pas à être conduite près de son père, c’est apparemment que la chose était impossible. Pour quelle raison? Il n’avait pas à le rechercher. C’était ainsi et voilà tout. Ce qu’il voyait de bien clair, dans cette aventure, c’est que cette fille de roi n’avait, pour le moment du moins, d’autre défenseur que lui, pauvre diable d’aventurier, d’autre appui que celui qu’il voudrait bien lui accorder. Il se sentit transporté d’orgueil, une joie puissante le souleva, et en même temps, un inexprimable attendrissement l’envahit.

Il demeura un moment à réfléchir, cherchant où il pourrait bien la conduire. Enfin, il crut avoir trouvé. Sa voix, si tendre, si douce, se fit plus douce et plus tendre, son attitude, si profondément respectueuse, se fit plus respectueuse encore. Et ce fut avec une sorte de timidité charmante qu’il dit:

– Si vous le voulez bien, je vous conduirai auprès d’une personne qui, elle, je l’espère, vous trouvera un gîte sûr. Mais je suis forcé de vous faire passer par… une hôtellerie… Excusez-moi, la personne sur qui je compte demeure là.

Ses grands yeux lumineux fixés sur les siens, elle exprima son entière confiance par ce seul mot:

– Allons.

Il se courba profondément. D’un geste, il appela près de lui les trois compagnons qui se tenaient à l’écart et, à voix basse, il donna ses ordres:

– Vous deux, Escargasse et Gringaille, marchez devant. Par le quai de Gloriette, le pont Saint-Michel et le pont au Change, nous allons rue Saint-Denis, à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Toi, Carcagne, derrière. Si quelqu’un approche… Tuez d’abord… on s’expliquera ensuite. Attendez. Avez-vous de l’argent sur vous?… D’un même geste, les trois après s’être fouillés, tendirent leurs mains, pleines de pièces d’or. Jehan rafla tout ce que contenait la main la plus proche de lui. Et comme les deux autres pattes se tendaient vers lui avec insistance:

– Non! fit-il doucement. J’ai plus qu’il ne me faut pour le moment. Allez maintenant.

Le favorisé – c’est-à-dire celui qui avait donné tout ce qu’il avait sur lui – s’éloigna en se dandinant, en faisant entendre en sourdine un bruit à peu près pareil à celui d’une poulie rouillée, bruit qui avait la prétention d’être un rire. Les deux autres réempochèrent leurs pistoles avec un soupir et s’éloignèrent tristement, en tournant le dos. C’étaient ces mêmes hommes qui, quelques instants plus tôt, s’étaient acharnés à dépouiller le riche et puissant seigneur Concini. Lecteur, ne soyez pas trop sévère pour eux. Jehan se tourna vers la jeune fille et, se courbant:

– Je suis à vos ordres, mademoiselle, dit-il.

Jusqu’à la rue Saint-Denis, absorbés par leurs pensées, ils firent le trajet côte à côte, sans échanger une parole.

Il était près de trois heures du matin lorsque Jehan frappa d’une manière convenue, à la porte de l’auberge. Au bout de quelques minutes, une fenêtre s’entrouvrit; une tête de femme apparut et s’informa:

– Que voulez-vous?

– Voir monsieur le chevalier… Affaire urgente.

– Je descends…

Quelques instants plus tard, une jeune femme, à moitié endormie encore, les introduisit, d’un air plutôt maussade, dans un petit cabinet, dont la porte vitrée donnait sur la grande salle.

Jehan prit, sans compter, une poignée de pistoles et la mit dans la main de la servante, qui retrouva incontinent son sourire le plus empressé et plongea dans sa plus gracieuse révérence.

– Ma fille, dit-il, mettez-moi un fagot dans cette cheminée et faites-nous une bonne flambée.

Et pendant que la servante, qui semblait avoir des ailes, s’activait, il expliquait doucement à Bertille:

– Je vais vous quitter… quelques minutes seulement. Reposez-vous un peu et ne craignez rien. Ces trois-là veilleront sur vous pendant ma courte absence.

– Je ne crains plus rien, dit-elle avec calme.

Jehan, après s’être incliné, passa dans la grande salle avec Escargasse, Carcagne et Gringaille.

– Vous autres, dit-il, ne bougez pas d’ici et que nul, hormis la fille de service que vous avez vue, n’approche de cette porte. C’est compris?

Trois grognements furent la réponse brève et éloquente qu’ils donnèrent. Mais ils avaient des faces longues, piteuses; ils roulaient des yeux tout blancs, poussaient des soupirs qui ressemblaient assez à des beuglements de jeune veau réclamant le tétin de la génisse maternelle. Et ils tiraient des langues longues, longues… crachotaient péniblement, trépignaient comme si des milliers de fourmis s’étaient acharnées à leur piquer les mollets.

Cette mimique désordonnée avait, paraît-il, sa signification que Jehan comprit du premier coup, car il fronça le sourcil.

«Pauvres diables! pensa-t-il, on ne peut cependant pas leur demander l’impossible.» (Et tout haut.) Eh bien, soit! ivrognes, sacs à vin!… Mais je ne vous permets qu’une bouteille à chacun!

Les trognes s’épanouirent. Ils étendirent les mains en un geste solennel, comme pour dire: C’est juré!

– Et surtout, ajouta le jeune homme, veillez à vos paroles, hein!… C’est que je vous connais. Vous n’êtes pas qu’ivrognes fieffés, vous êtes encore débauchés et licencieux. N’oubliez pas que de ce cabinet on peut vous entendre. Si j’apprends que l’un de vous s’est permis la moindre inconvenance, je l’étripe.

46
{"b":"89048","o":1}