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XII

Concini sortit enfin de sa longue méditation. Un vaste soupir qu’il n’eut pas la force de refouler fut la seule manifestation par quoi se révéla la joie puissante qui l’étreignait. Il fixa un instant ses hommes, qui attendaient son bon plaisir, raides comme à la parade, et il ébaucha un sourire. Dans un geste de souveraine nonchalance, il allongea le bras, prit dans un tiroir une poignée de pièces d’or et la laissa tomber sur la table, en une cascade rutilante, devant les trois braves éblouis, béats d’admiration. En même temps, il disait:

– Allons, j’ai été un peu rude avec vous. Voici pour vous faire oublier cette rudesse.

Concini était habituellement généreux. Cette fois, il se montrait plus que généreux. Il y avait bien cent pistoles, pour le moins, étalées sur la table. Elles n’y demeurèrent pas longtemps. Trois griffes, larges et velues, s’abattirent sur le tas, le fractionnèrent en parts égales et le firent disparaître en un clin d’œil, en même temps que les gorges émettaient des grognements sourds: remerciements inarticulés, témoignages de jubilation intense.

– Et maintenant, fit Concini, lorsqu’il vit que l’opération était terminée, parlons un peu de notre affaire.

– L’expédition tient toujours?

– Plus que jamais!… À moins que la rue ne soit encore gardée.

– La voie est libre, monseigneur. Tout est redevenu calme, silencieux, comme s’il n’y avait pas eu la moindre échauffourée.

– Nous sommes prêts.

– Allons!

Concini se leva brusquement. Il prit une bourse gonflée de pièces d’or et la mit dans sa poche, un masque de velours noir qu’il attacha à sa ceinture, à côté de la dague, s’enveloppa soigneusement dans les plis d’un vaste manteau sombre et sortit d’un pas décidé, sans ajouter une parole.

Les trois le suivirent.

Dans la rue, après avoir jeté à droite et à gauche un coup d’œil perçant, il se dirigea résolument vers la rue de l’Arbre-Sec, suivi, à trois pas, par ses hommes.

Ils n’avaient pas fait vingt pas qu’une ombre, se détachant d’une encoignure, se mit à les suivre de loin.

Ils arrivèrent devant le logis de Bertille, sans avoir rencontré âme qui vive. Les trois braves rejoignirent leur maître devant le perron, et remarquant alors ce qui leur avait échappé lors de leur passage rapide, ils le montrèrent triomphalement à Concini en laissant tomber à voix basse:

– Du sang! C’étaient, en effet, les traces de la lutte soutenue par Jehan le Brave et Pardaillan contre les archers de Neuvy. Les trois compères s’empressaient d’attirer l’attention de Concini sur ces traces, preuve évidente de leur bonne foi, au cas où il aurait gardé quelques doutes sur la véracité de leur rapport.

Mais Concini n’avait pas de raison de douter. Il considéra un instant, d’un air rêveur, les flaques sanglantes, les éclaboussures qui souillaient les marches blanches, le sol foulé par le piétinement d’une troupe nombreuse, et avec un geste d’insouciance, il passa et entra dans le cul-de-sac Courbâton.

Au fond de l’impasse, contre le mur, se profilait une masse d’ombre plus compacte que l’ombre environnante. Un homme se détacha et s’approchant:

– Monseigneur, dit-il en se courbant, la litière est là.

Concini eut un geste impérieux. L’homme, qui avait sans doute reçu des instructions préalables, se courba davantage et fila rapidement, sans se retourner. Dans la rue de l’Arbre-Sec, cet homme croisa l’espion qui s’était attaché aux pas de Concini et qui, présentement, contemplait à son tour, et avec une singulière attention, les traces de la lutte. Sans s’arrêter, l’homme laissa tomber en passant quelques brèves paroles et il continua son chemin jusqu’à la rue Saint-Honoré, et là, tournant à droite, il entra dans la maison de Concini.

Quant à l’espion, il jeta un coup d’œil railleur sur le balcon de Bertille, et dressant vers la lucarne de Jehan le Brave une face convulsée par la haine, il grinça dans la nuit:

– Adieu les rêves d’amour, ma gente tourterelle!… Votre tourtereau, à l’heure qu’il est, se débat vainement dans le filet que je lui ai tendu… Vous pourrez le revoir… sur la place de Grève… le jour prochain où le bourreau tenaillera sa poitrine pantelante et où quatre chevaux trapus déchireront ses membres robustes pour les disperser aux quatre coins de la ville.

Il s’éloigna d’un pas souple et silencieux, et tout en marchant il grognait:

– Moi, je n’aurai garde de manquer un aussi agréable spectacle… Pauvre de moi! Il y a des années, de longues années que je vis dans l’attente de cet heureux moment!…

Il était arrivé à l’angle du cul-de-sac. Il jeta un coup d’œil perçant dans la nuit profonde et murmura:

– La joie qui m’inonde ne doit pas me faire oublier la mission de confiance dont la signora Léonora m’a honoré. Perdio! Voici un trou qui semble avoir été creusé tout exprès pour moi!… La chance favorise Concini: voici que le ciel s’est couvert, il fait noir comme dans un enfer!… Baste! je n’ai pas besoin de voir. Attendons patiemment, il faudra bien qu’il passe devant moi, puisque la litière est là!…

Il se tapit de son mieux dans le trou qu’il avait découvert et, pareil à quelque monstrueuse araignée guettant sa proie, les yeux fixés sur l’impasse, il reprit sa rêverie:

– Mon rêve eût été de voir la mère, l’illustrissime princesse Fausta Borgia, assister au supplice de son fils!… Ma suprême joie, que j’aurais payée de mon sang donné goutte à goutte, eût été de pouvoir lui crier: «Regarde, princesse Fausta, regarde bien!… Ce Jehan le Brave que le bourreau supplicie… c’est ton fils!… Et c’est moi, moi Saêtta, qui ai fait de lui un voleur, un bravo, un misérable assassin!… Moi qui l’ai conduit, poussé, hissé jusque sur l’échafaud où tu le vois!»

Il eut un rire silencieux, terrible. Il devait être effroyablement hideux à voir. Il reprit:

– L’heure de la vengeance aura été lente à venir, mais enfin, la voici!… Et toi, Fausta, tu ne perdras rien pour attendre… Je fouillerai l’Italie, l’Espagne, la France, j’irai jusqu’au fond des enfers s’il le faut… mais je te retrouverai… pour te communiquer l’heureuse nouvelle… Le ciel… ou l’enfer… me doit bien cette joie, à défaut de l’autre!

Cependant Concini et ses hommes n’étaient pas restés inactifs.

Il y avait, à droite de la porte et à environ dix à douze pieds du sol, une petite fenêtre, actuellement close par d’épais volets de bois. À gauche, et beaucoup moins élevée, il y avait une ouverture en forme d’œil de bœuf. Comme la fenêtre, cette petite ouverture était hermétiquement bouchée par un volet.

Ce fut sous cet œil-de-bœuf que les trois braves allèrent se placer. Carcagne, le plus fort, prêta l’appui de ses épaules. Gringaille, le plus adroit, monta dessus. Au bout de cinq minutes de travail, le volet, peut-être vermoulu, peut-être préparé déjà, était arraché.

Deux barreaux en forme de croix, cimentés dans la pierre, barraient le passage. Gringaille les saisit à pleines mains. On entendit un bruit sec… Les barreaux, brisés en quatre morceaux, tombèrent sur le sol.

Gringaille sauta à terre et expliqua en riant:

– Le propriétaire de cette bicoque me fait l’effet d’être un fieffé ladre… ces barreaux, qui paraissaient si solides, c’était du bois peint en imitation de fer. Seulement, voilà, il n’a pas remarqué ce que j’ai remarqué, moi, du premier coup d’œil, à savoir que l’un de ces barreaux était légèrement fendu, ce qui pouvait paraître anormal pour un honnête barreau de fer. Maintenant, si monseigneur veut passer, la porte est grande ouverte.

Deux minutes plus tard, ils étaient tous les quatre dans la place. À travers les trous du masque qu’il avait placé sur son visage, et à la lueur d’une cire apportée à cette intention, Concini, d’un coup d’œil rapide, étudia les lieux.

Ils étaient dans une cuisine assez grande, où tout était rangé dans un ordre parfait, où tout était reluisant, brillant, d’une propreté méticuleuse.

Deux portes: une à droite, en plein bois, l’autre devant eux, vitrée, celle-là. Ce fut vers cette porte vitrée qu’ils allèrent. Elle fut vite ouverte. Ils pénétrèrent dans une chambre à coucher.

Dans le grand lit clos, dans l’entrebâillement des courtines écartées d’une main tremblante, une tête effarée apparut, les yeux arrondis par l’effroi, la bouche ouverte, prête à crier à l’aide. C’était la respectable propriétaire du lieu, dame Colline Colle.

Avant qu’elle eût proféré un son, Concini, d’un bond, fut sur elle, écarta tout à fait les rideaux et gronda:

– Si tu cries, si tu résistes, ce poignard dans ta gorge… Si tu te tais, si tu obéis, cette bourse pour toi. Choisis.

En voyant cet homme masqué se ruer sur elle, en voyant la lame acérée menacer sa gorge plate et osseuse, en entendant cette voix, qui dut lui paraître terrible, proférer des paroles menaçantes, la matrone crut sa dernière heure venue. Elle ferma instinctivement les yeux et se renversa sur les oreillers, évanouie à moitié, en gémissant d’une voix expirante:

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