Le lendemain matin, Pardaillan s’en fut en flânant à l’Arsenal, tout en haut de la rue Saint-Antoine. Il s’était dit en se levant:
– Il y a, me semble-t-il, bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de m’entretenir avec M. de Sully. Je crois bien que je lui dois une visite. Je ne veux cependant pas passer pour un ours et un malappris. Allons faire visite à M. de Sully.
Dans l’antichambre, encombrée comme de juste, il heurta un gentilhomme et il s’excusa d’un mot poli. Le gentilhomme répondit par un mot aussi poli. Incident très banal, qui n’eut pas d’autre suite.
Seulement, Pardaillan profita de la minute pendant laquelle il dut attendre le retour du laquais qui était allé porter son nom pour étudier à la dérobée l’homme qu’il avait heurté sans le vouloir.
Ce gentilhomme n’avait cependant rien d’extraordinaire. Le costume qu’il portait avec une certaine élégance était irréprochable. Riche assurément par la qualité de l’étoffe, mais d’une simplicité qui faisait honneur au goût de son propriétaire.
Le gentilhomme, nullement emprunté, allait et venait dans la cohue. Sa démarche était souple et aisée, son attitude pleine d’assurance.
Pardaillan, après avoir, d’un coup d’œil, détaillé le costume, avait dévisagé l’homme. Et un mince sourire avait effleuré ses lèvres. Puis le sourire s’était fondu et il avait eu cette expression particulière de l’homme qui cherche à se souvenir. En effet, il se disait:
– Où diable ai-je vu ces yeux?… Et cette allure, cette démarche?… Malgré le costume, malgré son assurance – trop d’assurance, mordieu! – ce n’est pas un gentilhomme. Et cet accent?… C’est un Italien, certainement… Où diable ai-je vu cet homme?… Où?… Quand?…
Il fut tiré de ses réflexions par le laquais qui venait le chercher. Il le suivit et oublia l’homme qui l’avait intrigué une minute.
La cinquantaine. Front vaste, dégarni de cheveux. Barbe abondante, grisonnante, très soignée. Sourcils épais, œil perçant. Physionomie rude, manières brusques: tel était Maximilien de Béthune, baron de Rosny, duc de Sully, ministre et ami de S. M. Henri IV.
Il vint au-devant du chevalier, comme on va au-devant d’un ami: la main tendue, un sourire cordial aux lèvres. La visite le surprenait. Mais il n’avait garde de le montrer. Elle lui était agréable. Et ceci, il le laissait voir.
Il fit un signe au laquais qui se hâta d’avancer pour le visiteur un fauteuil près de celui de son maître, contre la grande table de travail, encombrée de paperasses, et il ordonna:
– Quand je frapperai, vous appellerez M. Guido Lupini. Le laquais s’inclina silencieusement et sortit.
Les deux hommes s’assirent face à face. Lorsque l’échange de politesses, de rigueur, fut terminé, Sully fixa ses yeux perçants sur les yeux clairs de Pardaillan et, avec une imperceptible pointe d’inquiétude:
– Avec vous, monsieur de Pardaillan, il faut renverser les formules ordinaires. Aussi je ne vous demande pas à quoi je puis vous être utile, mais je vous dis: Quel nouveau service venez-vous me rendre?
Pardaillan prit son air le plus naïf et:
– Je ne viens vous rendre aucun service, monsieur de Sully. C’est vous, au contraire, qui allez me rendre service.
– Aurais-je cette bonne fortune de pouvoir vous être utile? fit Sully d’un air sceptique.
Et gravement, avec une évidente sincérité, il ajouta:
– S’il en est vraiment ainsi, parlez, monsieur. Vous savez que je vous suis tout acquis.
Pardaillan remercia d’un sourire, et avec son même air ingénu:
– Figurez-vous donc, fit-il, qu’à force de vivre à l’écart, comme un ours que je suis, j’ai fini par m’apercevoir que je ne sais plus rien de ce qui se passe. Parole d’honneur, monsieur, je suis aussi ignorant des nouvelles de la cour de France que peut l’être un sujet du sultan de Turquie. J’en suis honteux. Alors, je me suis dit: «Allons voir M. de Sully, qui est bien placé pour savoir, lui. Il me renseignera.»
Si le ministre fut surpris, il n’en laissa rien voir. Il connaissait Pardaillan et savait qu’il n’était pas homme à venir lui faire perdre un temps précieux en bavardages futiles. Cette vague inquiétude qui l’avait étreint ne fit que s’accentuer.
Mais comme il savait aussi que Pardaillan ne dévoilerait sa pensée que lorsqu’il jugerait le moment venu, il se garda bien de le contrarier et demanda:
– Que désirez-vous savoir?
– Tout, mordieu! tout ce qui se passe, s’écria Pardaillan qui, tout aussitôt, précisa. Parlez-moi du roi… de la reine… du sacre de Sa Majesté… Au fait, à quand ce fameux sacre?…
Sully, dont le front s’était rembruni, expliqua comme quoi le roi se faisait tirer l’oreille, malgré que la reine l’obsédât à ce sujet.
Pendant que le ministre parlait, Pardaillan s’était accoudé à la table. Cette table, nous l’avons dit, était surchargée de paperasses. Ses yeux tombèrent involontairement sur un feuillet presque complètement recouvert par un dossier, que son geste machinal avait poussé dessus.
Trois mots et une signature attirèrent son attention: «Trésor, dix millions, Guido Lupini.»
Pardaillan, tout en prêtant une oreille attentive aux propos de Sully, fit cette réflexion que ce Guido Lupini était précisément la personne qui serait introduite quand il s’en irait. Et malgré lui, sans qu’il pût dire pourquoi, le souvenir de ce personnage qui l’avait intrigué un moment lui revint à l’esprit. Il se figura que ce personnage devait être le signataire de cette lettre, demande d’audience assurément, dont il ne voyait qu’un petit bout émergeant de la liasse qui la recouvrait.
Pardaillan avait des intuitions déconcertantes dont il savait tirer un parti immédiat. Ces trois mots: trésor, dix millions, pouvaient se rapporter à mille et un sujets divers, Ce nom: Guido Lupini pouvait être aussi bien celui de n’importe laquelle des personnes qui attendaient dans l’antichambre du ministre.
Mais le personnage qu’il avait heurté avait éveillé en lui des souvenirs qu’il n’était pas parvenu à préciser. Mais il avait reconnu en lui un accent italien et malgré les apparences il s’était dit: celui-là n’est pas un gentilhomme. Enfin ces mots: trésor, dix millions, il les entendait encore revenant sur les lèvres de Concini et de sa femme – des Italiens aussi. Il les voyait dans les papiers qu’il avait parcourus ou étudiés la veille.
– Tout cela se mélangea instantanément dans son esprit et il en sortit cette réflexion qui passa comme un éclair dans son cerveau échauffé:
«Je gage que ce Lupini n’est autre que l’homme que j’ai heurté et dont je ne parviens pas à fixer la ressemblance. Je gage que ces dix millions sont les millions de mon fils.»
Et tout aussitôt, cette autre réflexion obligée, complétant la première:
«Il faut que je sache ce que ce Lupini veut dire à M. de Sully.»
Et ces réflexions n’étaient pas encore achevées dans sa tête que déjà il étudiait le cabinet dans lequel il se trouvait, cherchant quoi?… Il n’en savait encore rien. Cherchant, voilà tout.
Tout ceci, qui a nécessité une longue explication, passa en lui avec la rapidité de la foudre. Et cependant, il continuait de converser paisiblement avec Sully sans que celui-ci pût soupçonner ce qui se passait en lui.
– La reine, dit-il, en réponse à la réflexion du ministre, la reine insistera de nouveau et plus que jamais.
– Qui vous le fait supposer? Vous savez quelque chose? demanda Sully en le fixant.
– Je ne sais rien, fit ingénument Pardaillan. C’est une supposition que je fais.
Et d’un air détaché:
– N’y a-t-il pas certaine prédiction, fâcheuse pour le roi, qui court au sujet de ce sacre de la reine?
– Oui, dit Sully en haussant les épaules. Et le roi s’en inquiète plus qu’il ne convient, à mon sens. Entre nous, je puis bien vous le dire, c’est cette prédiction qui est cause de la résistance que le roi oppose au désir de la reine.
Pardaillan, à son tour, le fixa avec insistance et, devenu brusquement grave:
– Il a grandement raison. Sully tressaillit.
– Vous croyez donc à ces sortes de prédictions? fit-il sans chercher à cacher son inquiétude.
– En général, je suis assez sceptique. Mais pour ce qui est de cette prédiction-là, oui, j’y crois. J’y crois fermement.
Et Pardaillan insista particulièrement sur ces derniers mots, qu’il soulignait encore d’un coup d’œil des plus expressifs.
Sully pâlit légèrement. Il rapprocha vivement son fauteuil en baissant la voix.
– Pour Dieu, parlez, monsieur. Vous savez quelque chose.
– Morbleu, monsieur, je me tue à vous dire que je ne sais rien… Si ce n’est que le roi, à la suite d’une grande cérémonie – le sacre de la reine, par exemple – doit être assassiné dans un carrosse… C’est la prédiction qui le dit, notez bien, ce n’est pas moi.