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XVI

Jusqu’à la rue du Four, ils firent le trajet sans avoir rencontré âme qui vive.

Dans la rue du Four, un moine jaillit, pour ainsi dire, de terre, devant eux. Rencontre sans aucune importance: le moine passa sans prêter aucune attention à eux.

Cependant Jehan, paraît-il, connaissait ce moine, car, en l’apercevant, il rabattit vivement son chapeau sur ses yeux et porta la main au bas de son visage pour le dissimuler autant que possible. (On se souvient peut-être qu’il avait enveloppé la jeune fille dans son propre manteau).

Bertille connaissait aussi le moine, car elle s’enveloppa la tête dans les plis du manteau. Geste tout machinal de part et d’autre, car le passant était inoffensif et sans importance.

Enfin, Escargasse, Gringaille et Carcagne le connaissaient, car ils plaisantèrent entre eux.

– Vé! cet ivrogne de Parfait Goulard a quitté son couvent de bien bonne heure, il me semble.

– M’est avis que le bon paillard rentre seulement à sa capucinière.

– Heureusement qu’il ne nous a pas reconnus. Nous n’aurions plus pu nous débarrasser du damné goinfre.

– Oui, pour l’instant, messire Jehan a d’autres chiens à peigner que de régaler frère Parfait Goulard.

– Si seulement la rencontre s’était produite dix minutes plus tard, nous l’aurions emmené souper avec nous. Le «boute tout cuire» [7] n’eût pas demandé mieux et il nous aurait divertis de ses truculentes histoires.

C’était, en effet, frère Parfait Goulard, ce même moine que nous avons entrevu un instant au commencement de ce récit. Ce moine était alors célèbre. Sa célébrité ne venait pas de sa science, ni de son éloquence, ni de l’austérité de ses mœurs, ni de rien d’honorable. Sa célébrité venait uniquement de sa goinfrerie prodigieuse même à une époque où l’on se livrait à des ripailles pantagruéliques dont on ne saurait se faire une idée aujourd’hui. Il n’était pas que goinfre, il était ivrogne et paillard à l’avenant. Il était, en outre, jovial, bon vivant, vantard, menteur, amusant, bouffon. C’était, en effet, le bouffon de la ville.

Depuis le roi, qui avait voulu qu’on le lui présentât, en passant par les plus grands seigneurs et les plus grandes dames, prélats, prêtres, bourgeois et bourgeoises, manants, truands et ribaudes, tout le monde connaissait Parfait Goulard. Partout, dans les plus somptueux hôtels comme dans les masures, dans les couvents comme dans tous les cabarets, même les plus infects, dans les maisons bourgeoises comme dans les étuves et autres lieux de débauche, partout Parfait Goulard était reçu et, généralement, bien reçu.

Ce n’est pas tout… Frère Parfait Goulard, dont l’ignorance égalait la goinfrerie, ce qui n’est pas peu dire, frère Parfait Goulard confessait. Et il avait une clientèle comme n’en avaient certes pas les confesseurs les plus réputés. Pourquoi? C’est qu’il était l’indulgence même. Le crime le plus abominable, le forfait le plus exécrable, le péché le plus monstrueux trouvaient toujours une excuse à ses yeux et il vous donnait l’absolution. Nous disons qu’il l’a donnait et ne la vendait point comme faisaient encore presque tous ses confrères. C’était à considérer. Aussi, tout ce qu’il y avait de malfaiteurs à la cour des miracles… et ailleurs, tout ce qui avait quelque chose de délicat sur la conscience, tout ce qui, enfin, regardait à délier les cordons de la bourse, allait, ouvertement ou mystérieusement, à ce confesseur idéal.

Tel était le personnage que Jehan venait de croiser. On voit qu’à part l’appréhension qu’il avait eue d’être reconnu, harponné et importuné par lui, il n’avait rien à craindre de cette rencontre; le moine-bouffon n’était guère à redouter.

Cependant la petite troupe s’était arrêtée devant une maison de belle apparence. Au-dessus de la porte d’entrée, une énorme tête de taureau, sculptée dans le granit, semblait vouloir interdire l’accès du logis. Un peu partout, on voyait quantité de têtes, avec des expressions différentes, toutes représentant le même animal. Le marteau de la porte que Jehan saisit représentait lui-même une tête de taureau suspendue par les cornes.

Avant de laisser retomber le marteau, Jehan se tourna vers ses hommes et leur dit:

– C’est bien. Vous pouvez rentrer vous coucher, vous devez en avoir besoin. Allez… et merci.

Les trois se regardèrent, étonnés et attendris. Comme l’amour vous change un homme!… Voici maintenant que leur Jehan leur parlait avec une douceur qui leur remuait les tripes, voici qu’il s’inquiétait d’eux, voici qu’il les remerciait. Outre!…

Mais ils ne bougèrent pas.

– Allons, fit Jehan qui les connaissait, parlez… Que voulez-vous?

– Eh bien, c’est pour dire à cette noble demoiselle… enfin, bref, si elle avait prononcé votre nom, comme elle l’a fait trop tard, on ne l’aurait jamais conduite chez le Concini.

– Je le sais, fit doucement Jehan.

– Oui, mais nous voudrions qu’elle le sût aussi, elle!

– Et aussi que nous n’aurions pas laissé faire le Concini. Si vous n’étiez intervenu à temps, nous allions lui régler son compte.

– On n’est pas aussi mauvais diables qu’on le paraît et on ne voudrait pas que la demoiselle crût… suffit… on se comprend.

Oui, ils se comprenaient. Par malheur, ce qu’ils éprouvaient était si nouveau pour eux, qu’ils ne savaient comment l’exprimer, en sorte qu’ils couraient le risque de ne pas être compris, eux qui se comprenaient si bien. Heureusement, Bertille devina ce qu’ils ne savaient pas dire. Elle leur tendit sa main fine dans un geste d’abandon en leur disant avec douceur:

– Je ne veux me souvenir que d’une chose: c’est que vous avez eu pitié de ma détresse quand mon bourreau essayait de me broyer le cœur… Tout le reste est effacé de ma mémoire.

Ils se courbèrent, effleurèrent – à peine – du bout des lèvres, l’extrémité des ongles roses, et redressés, radieux, exultants:

– Eh! zou!… Vive la pitchounette!… Le premier qui se permet de la regarder, je lui mange le cœur!… On se ferait étriper joyeusement pour elle!

Ils filèrent, heureux comme au retour d’une expédition fructueuse, et s’en furent tout droit jusqu’à certain cabaret borgne de leur connaissance qu’ils se firent ouvrir. Là, ils s’installèrent commodément devant une table plantureusement garnie de victuailles variées, flanquées d’un nombre respectable de bouteilles, et joyeux, insouciants, tapageurs, ils attaquèrent bravement les provisions, l’appétit doublement aiguisé par la besogne abattue et par l’émotion, inconnue jusqu’à ce jour, qu’ils venaient d’éprouver.

Pendant ce temps, les deux jeunes gens étaient introduits auprès du duc et de la duchesse d’Andilly, qui prirent la peine de venir les recevoir jusque sur le perron de leur hôtel.

Le duc était un homme d’une quarantaine d’années. Figure comme voilée de mélancolie, mais franche, ouverte. Œil noir, très doux, droit, clair. Sourire accueillant, manières affables. Grand seigneur jusqu’au bout des ongles.

La duchesse avait dépassé la trentaine. Elle était merveilleusement jolie, avec son teint éblouissant, relevé par la masse sombre de ses cheveux retombant en mèches folles sur le front et sa raie jetée cavalièrement sur le côté. Ce visage gracieux était éclairé par deux grands yeux mutins, animé par un sourire doux et malicieux à la fois qui découvrait une rangée de dents petites, nacrées, bien plantées, de véritables perles. L’ensemble de sa personne avait un cachet original, piquant, qui contrastait agréablement avec la beauté blonde de Bertille.

Le duc et la duchesse s’exprimaient en un français très correct, avec un léger accent étranger qui était un charme de plus ajouté à la duchesse. Ils étaient Espagnols, en effet.

L’ameublement somptueux du salon où ils se trouvaient trahissait leur origine étrangère. On y pouvait voir quantité de meubles d’essences rares, incrustés d’ivoire, finement travaillés, découpés et ajourés de précieuses dentelles, sièges bas, profonds, moelleux, objets d’art aux formes bizarres. L’art français et l’art arabe s’y trouvaient confondus en un désordre apparent des plus agréables à l’œil.

Les deux jeunes gens furent accueillis comme s’ils avaient été des princes du sang. Il faut croire que la recommandation du chevalier de Pardaillan avait, aux yeux du duc, une inappréciable valeur. Peut-être le duc et la duchesse avaient-ils de grandes obligations au chevalier, car jamais réception ne fut plus cordiale dans sa simplicité toute familiale, jamais hôtes ne furent plus accueillants, plus délicatement attentionnés, plus rayonnants. On eût juré que dans cette affaire, ils étaient les obligés.

Jehan était profondément touché par cet accueil qu’il n’espérait pas aussi chaleureux. Les manières si simples et si avenantes de ce grand seigneur l’avaient mis tout de suite à son aise. Il n’éprouvait nulle gêne, nulle timidité. Dans ce milieu aristocratique, il lui semblait être chez lui; devant ces grands personnages, il lui semblait être en présence de ses égaux. Il évoluait et parlait avec une aisance, un tact que Pardaillan, qui l’observait du coin de l’œil, constatait avec un sourire de satisfaction et en pensant à des choses que lui seul savait.

[7] Bon vivant. (Note de M. Zévaco.)


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