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La duchesse, de son côté, s’était avancée à la rencontre de Bertille et, comme la jeune fille s’inclinait gracieusement en prononçant des paroles de gratitude, elle l’avait vivement relevée et, l’attirant à elle, l’avait embrassée avec effusion et l’avait entraînée dans la chambre qu’elle lui destinait, laissant ouverte la porte qui donnait sur le salon.

Par cette porte ouverte, Jehan, qui, sans en avoir l’air, suivait des yeux tous les mouvements des deux jeunes femmes qui, déjà, babillaient familièrement comme deux amies, aperçut une collation délicate préparée sur une petite table.

Ici se produisit un double incident que nous devons signaler dans tous ses détails.

La duchesse avait insisté pour que la jeune fille prît un peu de nourriture avant de se coucher. Bertille, qui se sentait invinciblement attirée vers cette gracieuse jeune femme, avait, de crainte de la froisser, consenti à accepter un verre de lait. La duchesse, joyeuse comme une enfant, s’était empressée de remplir la coupe de cristal de ses blanches mains et la lui avait présentée elle-même en disant avec son sourire enfantin:

– Je veux, aujourd’hui, être votre femme de chambre. C’est moi qui vous déshabillerai et vous borderai dans le grand lit tout blanc qui vous attend.

Et comme Bertille, confuse et rougissante, esquissait un geste de protestation:

– Si, si, insista la duchesse avec une gravité soudaine. C’est le moins que je puisse faire pour celui qui vous a amenée ici… Et puis pour vous aussi. Je pourrais être votre mère… Je me figurerai que vous êtes l’enfant qu’il a plu au ciel de nous refuser.

Bertille, suffoquée d’émotion, prit la main douce et parfumée de cette jeune femme qui se disait elle-même d’âge à être sa mère, et la porta respectueusement à ses lèvres en murmurant:

– Comment m’acquitter jamais?… Comment vous remercier?…

– Mais c’est moi qui vous dois des remerciements, ma belle enfant, s’écria vivement la duchesse avec une émotion intense. Vous ne savez pas que vous nous avez apporté une des plus grandes joies de notre existence! Vous ne savez pas que cette joie que nous vous devons, notre grand ami nous l’a fait attendre vingt ans!

Bertille leva sur elle l’interrogation muette de ses yeux clairs.

– Ah! je vous expliquerai… plus tard vous saurez. Pour le moment, si vous croyez me devoir quelque chose, prouvez-le-moi, en m’aimant… comme je vous aime déjà.

Jehan n’avait pas perdu un mot de ces paroles. Il avait, de plus, remarqué que l’affection, évidemment profonde, que le duc et la duchesse portaient au chevalier Pardaillan, se nuançait d’une déférence manifeste. Ceci devait d’autant plus le frapper que M. d’Andilly était, à n’en pas douter, un grand seigneur, de haute naissance, riche assurément, à n’en juger que par cet hôtel somptueux et le nombreux personnel domestique qui assurait le service.

Tandis que Pardaillan, avec son titre modeste de chevalier, avec son habit quelque peu fatigué, Pardaillan logeait à l’auberge, n’avait pas de laquais, pas d’équipages, et à coup sûr pas de fortune.

De ce qu’il observait et entendait, il résultait que l’espèce de vénération qu’il commençait d’éprouver pour ce personnage, encore énigmatique pour lui, ne faisait que s’accentuer. Et comme, suivant les idées de son temps, il n’était pas possible que ces marques de déférence, de respect, d’admiration qui auréolaient toute la personne de Pardaillan s’adressassent à un pauvre aventurier, comme il en était un lui-même, il en revenait à sa première idée, à savoir que le chevalier était pour le moins un prince déguisé.

Or comme, lui aussi, il adressait quelques paroles de gratitude à son hôte, il arriva que celui-ci, avec non moins de gravité émue, lui fît à peu près la même réponse que sa femme avait faite à Bertille:

– Vous ne me devez rien. C’est moi, au contraire, qui suis votre obligé.

Et comme le jeune homme esquissait un geste de protestation:

– Monsieur, reprit le duc, je dois la vie à M. le chevalier… c’est quelque chose, j’imagine. Il y a mieux: je lui dois la vie [8] et l’honneur de la femme bien-aimée qui est devenue la compagne de ma vie. Ce n’est pas tout: mon titre, ma fortune, c’est à lui que je les dois. Vingt années d’un bonheur calme et paisible, sans un nuage, voilà son œuvre.

«Mais ce que vous ne pouvez deviner, c’est au prix de quelles tortures, dépassant en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir, ces vingt ans de bonheur dont j’ai joui, moi, il les a payés, lui!… Un jour je vous ferai le récit de la lutte titanesque entreprise par cet homme, seul, sans fortune, sans appui, sans autres ressources que la force de son bras, son indomptable énergie, sa loyauté, son intelligence et son cœur magnanime, contre la ruse, l’astuce, la haine, la félonie, la férocité personnifiées par la princesse Fausta, le roi d’Espagne et son Inquisition. Je vous dirai comment il est sorti vainqueur de cette lutte inégale, où tout autre que lui eût été infailliblement broyé, et vous croirez entendre le récit passionnant de quelque fabuleuse épopée.»

Le duc se tut un instant, pendant lequel il parut remonter dans des souvenirs terribles, douloureux, car vingt ans après, il en frissonnait encore.

Jehan en profita pour couler un regard d’ardente admiration sur le chevalier qui paraissait somnoler sans se soucier le moins du monde de ce qu’on disait autour de lui… Il est vrai qu’on parlait de lui.

Le duc reprit:

– Durant ces vingt années, il ne s’est pas écoulé un jour que je n’aie demandé à Dieu de m’accorder cette suprême joie d’être utile à mon tour, au moins une fois dans ma vie, à l’homme généreux à qui nous devons tout… Jamais le chevalier ne nous a demandé le plus insignifiant service. Pardaillan entrouvrit un œil et dit avec flegme:

– Parce que l’occasion ne s’est pas présentée. Mais vous voyez, don César, que, le cas échéant, j’ai tout de suite pensé à vous.

– Est-ce que c’est un service, cela? bougonna le duc, ou don César, comme l’appelait Pardaillan.

Et se tournant vers Jehan, il ajouta:

– Enfin, si peu que ce soit, c’est une satisfaction qui nous rend tout joyeux, comme vous voyez. Et comme c’est à vous que nous la devons, je me considère comme votre obligé. Enfin, puisque notre ami s’intéresse à vous, au point de faire en votre faveur ce qu’il n’a jamais voulu faire pour lui-même, je serai heureux de faire pour vous ce que je ne puis faire pour lui. C’est vous dire que vous pouvez compter sur moi, en tout et pour tout, comme sur un ami sûr et dévoué.

– Et moi, j’ajoute, fit la duchesse qui venait de reparaître au salon, que je vous prie de considérer cette maison comme la vôtre et de vous souvenir que vous y serez toujours reçu comme un parent très cher. Et avec un sourire malicieux, l’excellente jeune femme ajouta: «Ne craignez pas d’être importun en venant nous voir tous les jours.»

Jehan le Brave éprouvait une émotion comme de sa vie il n’en avait éprouvé de pareille. Ce qui le bouleversait surtout, c’était la pensée que cet homme étrange, qu’il ne connaissait pas la veille, avait consenti, sans hésiter, à faire pour lui ce qu’il n’avait jamais voulu faire pour lui-même, selon les propres expressions de don César.

Les yeux humides de larmes refoulées, il s’inclina avec une grâce altière, qui rappelait un peu la manière de Pardaillan, déposa un baiser ardent et respectueux sur la main fine de la jeune femme et d’une voix que l’émotion faisait trembler:

– Bénie sera l’heure où il me sera donné de verser mon sang pour vous et les vôtres, madame, dit-il très doucement.

Et se tournant vers Pardaillan:

– Quant à vous, monsieur, je ne sais…

Mais Pardaillan commençait à trouver qu’on s’attendrissait trop. Il interrompit pour dire d’un air très sérieux.

– Quant à moi, je sais que la duchesse oublie de vous avertir qu’elle doit demain se rendre, avec le duc, à sa terre d’Andilly. Rassurez-vous, d’ailleurs, la jeune fille que vous leur avez confiée ne courra aucun danger en leur absence. Elle sera bien gardée d’abord; ensuite tout le monde ignore le lieu de sa retraite. Vous voyez (et ici il prit un air goguenard), vous voyez que ce petit voyage, décidé avant notre visite, ne souffre aucun inconvénient… si ce n’est qu’en l’absence de la duchesse, vous ne pourrez venir présenter vos hommages… à la jeune personne qui est là, dans cette pièce. Aussi, je vous engage vivement à lui faire vos adieux séance tenante, car vous en avez pour deux jours… et deux jours, pour un amoureux, c’est long, terriblement long.

Pour couper court à l’embarras visible du jeune homme, la duchesse s’écria:

– Pourquoi ne venez-vous pas à Andilly avec nous, chevalier? Vous en profiterez pour visiter vos terres.

– De quelles terres parlez-vous donc, duchesse? fit Pardaillan d’un air ébahi.

– Mais… de votre terre de Margency!

– Ma chère Giralda, vous oubliez que Margency n’est plus à moi… puisque je l’ai donné.

– Donné! intervint don César, dites plutôt que vous laissez dévaster à plaisir ce superbe domaine par tous les miséreux de la contrée qui s’y installent comme chez eux et y vivent grassement.

[8] Épisode des Tomes V et VI (Pardaillan et Fausta et Les amours de Chico), les amours de la Giralda et du torero don César.


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