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XIV

Jehan se tourna vers la jeune fille et, avec une voix d’une infinie douceur:

– Ne craignez rien, dit-il.

Elle leva sur lui un regard brillant qui traduisait franchement, loyalement sa reconnaissance, son admiration, son amour innocent. Avec une simplicité touchante qui disait sa confiance absolue, elle murmura:

– Je n’ai plus peur, maintenant.

Et, terrassée par l’émotion, brisée par la fatigue, elle ferma ses beaux yeux et s’évanouit. Forte et vaillante dans la lutte, elle payait maintenant son tribut à la nature.

Il n’eut que le temps d’étendre le bras et de la recevoir. Il râla:

– Morte?…

Et avec un regard sanglant à l’adresse de Concini, toujours inerte sur le parquet, il gronda:

– Oh! malheur à toi!…

Mais déjà elle se remettait, se dégageait doucement, et elle lui souriait d’un sourire énivrant. Et lui, pâle comme la mort, tremblant, la gorge étreinte par une indicible émotion, dans un souffle qui ressemblait à un sanglot, il gémit:

– Oh! que j’ai eu peur!…

Et c’était merveilleux, admirable. Ce lion qui ignorait la peur. Ce diable à quatre qui avait soutenu sans sourciller l’assaut de cinquante archers. Ce téméraire qui avait résolument tenu tête au souverain le plus puissant de l’Europe, qui avait poussé la bravade jusqu’à l’accompagner à la porte de son Louvre. Cet intrépide qui avait osé pénétrer dans l’antre de Concini – plus redoutable que le roi, à sa manière -, lui arracher sa proie et lui infliger la correction manuelle la plus déshonorante.

Ce pourfendeur, ce tranche-montagne, tremblant comme une faible femme, avouant naïvement qu’il avait eu peur… parce qu’une enfant venait de se pâmer devant lui.

Quelle déclaration d’amour eût pu être plus éloquente, plus douce et plus pénétrante que la déclaration d’amour contenue dans ces trois mots tombés de la bouche d’un tel homme: «J’ai eu peur»? Et comme elle le comprit bien!

Instantanément, ses traits tirés retrouvèrent leur animation; ses joues livides, leur teinte rose d’une idéale délicatesse; ses yeux mornes, fiévreux, leur éclat brillant; ses lèvres crispées, leur sourire si doux: tout, dans cette physionomie si loyale et si expressive, disait ingénument son ravissement, son orgueil, son attendrissement. Toute son attitude était un chant d’allégresse et d’actions de grâces.

Ils s’étaient parlé ce soir-là pour la première fois, et toutes leurs paroles, même les plus étrangères au sentiment, proclamaient hautement, noblement, leur amour. Et tous leurs gestes, même inconscients, étaient des preuves manifestes de cet amour.

Jeunes, beaux, débordants de vie, ils étaient adorables… et ils l’ignoraient. Mais, ce qu’ils savaient, par exemple, sans se l’être dit, sans que le mot fatidique eût été prononcé, ce qu’ils savaient, de toutes les forces de leur être, c’est qu’ils s’étaient donnés l’un à l’autre, à tout jamais, sans arrière-pensée de reprise.

À quoi bon parler quand les yeux et le sourire ont un langage d’une poésie et d’une douceur que les plus douces, les plus poétiques paroles ne sauraient égaler? Aussi ne parlaient-ils pas.

Ils étaient debout tous les deux, face à face, séparés par une chaise renversée que le hasard avait jetée là. Et ils s’étreignaient tendrement du regard; ils se souriaient doucement, ils s’admiraient naïvement.

Jehan se croyait au paradis. Il eût voulu que cet instant de suprême bonheur, si chaste et, à la fois, si doux et si violent qu’il en était comme oppressé, durât toute une éternité. Il oubliait le lieu infâme où ils se trouvaient, et qu’il était pauvre et sans nom… et qu’elle était fille de roi… Il oubliait toute la terre…

Il fut tiré de son enchantement par un bruit de verrous violemment poussés.

Il se retourna vivement, Concini avait disparu, et c’était lui, évidemment, qui poussait ces verrous dans l’antichambre.

Instinctivement, elle se rapprocha de lui et, les yeux agrandis par l’effroi, désignant la porte dérobée par où il était entré et qui était encore ouverte, elle murmura:

– Fuyons!

Il eut un sourire plein de confiance, la rassura d’un geste et, très doucement:

– Vous n’avez rien à redouter tant que je suis près de vous. Pendant qu’ils prolongeaient leur muette extase, Concini était revenu à lui.

Tout d’abord, il avait cru s’éveiller de quelque affreux cauchemar. Mais la sensation de brûlure intolérable qu’il éprouvait à la joue, mais la douleur lancinante qui le piquait au bas des reins, vinrent attester hautement qu’il n’était pas le jouet d’une illusion, mais la victime d’une réalité brutale autant que pénible.

Ses yeux, striés de sang, se portèrent sur le couple, et ses lèvres se retroussèrent dans un rictus terrible, et sa main se crispa sur le manche de sa dague. Il secoua furieusement la tête et réfléchit:

– Non!… Ceci est trop doux, trop prompt. Je veux une vengeance raffinée, effroyable… une agonie lente, interminable, dans des tortures inouïes… je veux des supplices sans nom… que j’inventerai tout exprès pour lui!… Sortons d’ici d’abord!…

Sortir comme il l’avait décidé, pousser doucement les verrous, ce fut très facile… les deux amoureux étaient si absorbés!

Cette petite porte par où Jehan était entré et qu’il avait laissée ouverte, donnait sur un cabinet de toilette. Ce cabinet communiquait avec l’antichambre par une autre porte, lourde, massive, celle-là.

D’un bond, Concini fut sur cette porte, la ferma d’un coup de pied lancé à toute volée, s’abattit dessus et poussa les deux forts verrous dont elle était munie. Cette fois, il n’avait plus besoin d’agir silencieusement.

C’était ce bruit qui avait arraché les deux jeunes gens à leur contemplation.

Les verrous poussés, Concini se mit à rire, d’un rire frénétique, en grinçant:

– Je les tiens!

Au moment où il allait se retourner, deux mains rudes s’abattirent sur chacun de ses deux bras et les immobilisèrent. En même temps, deux autres mains, avec une dextérité remarquable, lui enlevaient sa dague et son épée et les jetaient à l’autre extrémité de l’antichambre.

Un cri jaillit des lèvres de Concini. Non qu’il eût peur, mais parce qu’il comprenait que sa vengeance allait lui échapper et cette vengeance, il l’eût volontiers payée d’une fortune, d’une pinte de son sang.

Les mains lâchèrent dès qu’il fut désarmé. Il se retourna alors, pareil au fauve qui se sent pris dans le filet; il écumait, il grinçait.

Escargasse, Gringaille et Carcagne, le jarret droit tendu, le dos arrondi, le chapeau balayant le parquet, la bouche fendue en un large sourire exécutaient en son honneur une de ces fantastiques révérences dont ils avaient le secret et qu’ils croyaient sincèrement irrésistibles.

– Péchère! Monsignor fait donc son service lui-même? s’apitoya Escargasse.

– Pourquoi diable n’a-t-il pas appelé ces deux grands coquins de laquais que nous avons si proprement ficelés? fit Carcagne.

– Peut-être a-t-il perdu son sifflet, insinua Gringaille. Ivre de fureur, blême de sa déconvenue, Concini rugit:

– Vous osez!… misérables drôles, savez-vous bien que…

– Ah! s’il vous plaît, signor Concini, interrompit rudement Gringaille, pas de gros mots, hé!… je vous le conseille.

– Nous sommes bons bougres, mais tripes du pape! on a droit à quelques égards, tout de même!

– C’est vrai, aussi… Nous ne sommes pas des chiens! Concini les vit hérissés, l’œil farouche, les crocs sortis, prêts à déchirer et à mordre. Il entrevit alors que sa situation était plus critique qu’il ne l’avait pensé. Néanmoins il ne se rendit pas. Il se redressa de toute sa hauteur et d’un air suprêmement dédaigneux, il gronda:

– Faites attention à vos paroles!… Faites attention surtout à ce que vous allez faire! Je vous retrouverai… à moins que vous ne m’assassiniez.

– Vous assassiner?… Fi donc!… Ce sont là manières de grand seigneur… comme vous, signor Concini… et qui ne sauraient être employées par de pauvres diables comme nous!

Concini ne sourcilla pas. Comme s’il n’avait pas saisi l’outrageante allusion, il reprit froidement:

– Alors, que voulez-vous?… Comment, vous me trahissez, moi!… moi qui vous fais vivre, moi qui vous couvre de ma protection, moi qui puis vous enrichir, vous me trahissez, et pour qui?… Pour une fille que vous ne connaissez pas… pour un aventurier, sans sou ni maille, que le bourreau guette, qui vous fera crever de faim, de froid, de misère, jusqu’au jour où il vous traînera à sa suite sur l’échafaud qui l’attend!…

– Êtes-vous devenus subitement déments?…

Il ne les quittait pas des yeux. Il les vit ébranlés, hésitants. Il continua d’une voix qui se fit plus insinuante, plus persuasive:

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