Литмир - Электронная Библиотека
A
A

XIII

La petite troupe prit la direction de la Seine.

Saêtta, sorti de son trou, se faufilait derrière elle.

À ce moment, du côté opposé, un cavalier s’avançait d’un pas allongé, martelant le sol d’un talon ferme et sonore. C’était Jehan le Brave qui regagnait son logis.

Il s’arrêta sous le balcon de Bertille, et poussé par son inquiète sollicitude, il étudia les environs d’un coup d’œil rapide.

Il vit au loin le groupe formé par la litière et son escorte, et il se détourna avec indifférence pour revenir aux alentours immédiats du logis de celle qu’il aimait.

Il ne vit rien d’anormal. Tout lui parut calme, paisible, honnêtement endormi. Il demeura un moment à rêver, les yeux fixés sur le balcon, et poussant un gros soupir, il ouvrit sa porte. Bien qu’il fût parfaitement sûr que nul œil indiscret ne pût le voir, il jeta un dernier regard méfiant autour de lui et envoya du bout des doigts un baiser furtif dans lequel il mit tout son cœur.

Après quoi, honteux comme un larron pris sur le fait, rougissant comme un jouvenceau, il gravit quatre à quatre les marches raides de l’étroit escalier aboutissant à sa mansarde.

Pendant ce temps, Concini avait continué sa marche. Coupant la place des Trois-Maries, qu’on venait d’agrandir pour dégager les abords du Pont-Neuf, nouvellement livré à la circulation, il traversa ce pont. Tournant à gauche, il s’engagea sur le quai des Augustins, puis, par les rues de la Huchette et de la Bûcherie, tournant encore une fois à gauche, il pénétra dans une voie étroite et peu fréquentée, où ne se voyaient que de rares maisons, qu’on appelait la rue des Rats et qui aboutissait à la berge du fleuve.

Si on nous demande pourquoi ce nom qui, à première vue, donne à supposer que la rue tirait son nom des rats dont elle était infestée, nous dirons qu’à l’origine elle s’appelait rue d’Aras. Il est probable que d’Aras, par corruption, on avait fait des Rats. Au surplus, on s’aventurerait peut-être un peu trop si, de l’explication que nous donnons pour ce qu’elle vaut, on inférait que la rue était préservée de la présence de ces incommodes rongeurs.

Concini vint heurter d’une manière convenue à la porte de la maison située à l’angle de la rue et du quai. La porte s’ouvrit aussitôt.

Si la maison avait un extérieur morne et rébarbatif, elle changeait complètement de physionomie à l’intérieur. C’était un merveilleux nid d’amour, le plus coquet, le plus élégant qu’on pût rêver.

Bertille fut déposée, délivrée de son bâillon, dans une chambre meublée avec tous les raffinements du luxe le plus effréné, et dont la pièce principale était un lit large, profond, monumental, et qui sur son estrade de chêne, proprement ciré, drapé de dentelles d’un inestimable prix, se dressait comme l’autel du sacrifice dans ce temple consacré à Vénus.

Sur un signe du maître, les trois braves se retirèrent discrètement. Mais faute d’instructions précises, ils demeurèrent dans la maison, attendant les ordres.

Concini, en demeurant tête à tête avec Bertille, n’avait nullement l’intention d’employer la force brutale pour la réduire. Non pas que la violence le fît hésiter, mais parce que l’amour-propre aidant, il s’exagérait un peu la puissance de son charme et de sa fascination, réels dans une certaine mesure. Il se disait que jeune, beau, élégant, riche comme il était, il serait vraiment surprenant que là où une reine avait succombé, une petite fille ignorante, pauvre, obscure aurait la force de résister. Il avait donc résolu d’employer la douceur pour obtenir de plein gré ce qu’il pourrait toujours exiger de force le cas échéant.

Il avait un peu présumé de ses forces. Il avait compté sans la violence de sa passion où il entrait plus de désir sensuel que d’amour véritable.

En voyant la jeune fille qui se tenait debout, très pâle, mais résolue, toujours figée dans une attitude de souverain mépris, surveillant ses moindres gestes avec une méfiance, un dégoût non dissimulés qui à eux seuls constituaient la plus sanglante des injures, en la voyant plus jolie, plus excitante dans son pudique émoi, il sentit son sang bouillonner dans les veines. Et, oubliant qu’il n’était venu que pour préparer les voies en laissant tomber des offres et des promesses susceptibles d’éblouir, il arracha d’un geste violent manteau, chapeau, masque et apparut haletant, défiguré par la luxure, effrayant. Et les bras tremblants, tendus vers elle, la voix grelottante:

– Écoute, jeune fille, dit-il, tu ne sais pas qui je suis… je puis faire de toi la femme le plus fortunée, la plus enviée de ce royaume… Je suis riche… je suis puissant… Fortune, honneurs, puissance, je mets tout cela à tes pieds… Tu seras couverte des bijoux les plus rares et les plus précieux. Tu logeras dans une maison à toi, auprès de laquelle les plus luxueux palais paraîtront des taudis. Tu mangeras les mets les plus renommés dans des plats d’or dont le plus petit vaudra une fortune… Tu connaîtras les splendeurs de la cour, où tu brilleras comme une reine… Tout cela, je te l’offre pour un regard!… dis, veux-tu?…

La main crispée sur le manche du poignard, ses yeux clairs et lumineux fixés sur ses yeux à lui, troublés et injectés de sang, d’une voix qu’elle parvint à rendre assurée par un effort prodigieux:

– Toute ma vie dans le plus misérable des taudis, couverte de haillons, du pain sec mendié sur le porche des églises, la misère la plus affreuse, la mort même, plutôt que la honte que vous m’offrez!

– Je te fais donc horreur?…

En disant ces mots, il avait fait deux pas en avant.

Elle crut qu’il allait se ruer sur elle. Elle leva le bras et prononça:

– Un pas de plus… et vous êtes mort! Il s’arrêta net.

Elle crut l’avoir effrayé et sourit dédaigneusement.

C’était l’étonnement et non la crainte qui l’avait cloué sur place. Il sourit à son tour et, se ressaisissant, le courtisan reparut. Il s’inclina avec grâce et complimenta sans ironie apparente:

– Peste! à vous voir si frêle et si délicate, qui donc eût deviné que vous cachiez l’âme guerrière d’une Bradamante?… Au surplus, cet air intrépide vous sied tout à fait. Vous êtes ainsi mille fois plus adorable… plus désirable… oui, je dis bien, désirable au possible!…

La pièce où ils se trouvaient était vaste. Rehaussée de deux larges marches, entourée de sa balustrade de chêne, ses quatre colonnes torses se dressant légères et supportant le dais de bois finement travaillé, portant au centre son écusson soutenu par deux amours ailés et d’où retombaient les lourds rideaux de brocard maintenus écartés par quatre amours espiègles et joufflus, l’estrade du lit se dressait au centre et contre le mur de fond. Elle occupait à elle seule un bon tiers de la pièce en longueur et en largeur. Entre les extrémités de l’estrade et les murs de côté, il y avait donc un espace, égal en longueur, qui tenait toute la largeur de la pièce.

À droite, c’est-à-dire à la tête du lit: la porte d’entrée à double battant, masquée par une épaisse portière de velours. Face à la porte, une fenêtre dont les rideaux étaient hermétiquement clos.

À gauche, c’est-à-dire au pied du lit: une petite porte dérobée: en face, une autre fenêtre. Entre cette fenêtre et le lit, une haute cheminée.

C’est dans cet espace que se tenait Bertille, debout, entre la cheminée et l’estrade.

Un peu partout: bahuts, tables, fauteuils, lit d’été, étagères surchargées de bibelots rares. Profusion de tableaux licencieux, bronzes, marbres, objets d’art. Sur la première marche de l’estrade, à la tête et au pied, deux énormes torchères.

Concini, comme s’il voulait la rassurer sur ses intentions, alla se placer du côté opposé et se mit à fouler le parquet d’un pas nerveux, allant de la porte à la fenêtre et inversement, sans prononcer une parole, lui jetant à la dérobée des regards où luisait une lueur inquiétante. Il avait décidé de lui laisser quelques jours de réflexion, après quoi, si elle continuait à se montrer intraitable, il agirait. Il avait décidé sincèrement; dix fois il avait ouvert la bouche pour le lui déclarer et toujours il avait reculé.

Pourquoi? C’est que, comme il l’avait dit en insistant, la jeune fille lui paraissait désirable au possible et que son désir, un instant assoupi, se réveillait plus impérieux, plus violent qu’il n’avait jamais été. Et puis, il y avait autre chose: il était jaloux. Il se disait, avec une inconsciente fatuité, que, pour que cette jeune fille lui eût résisté, à lui Concini, le seigneur le plus élégant de la cour de France, pour qu’elle eût rejeté les offres brillantes qu’il lui avait faites, pour qu’elle l’eût menacé enfin de le poignarder, il fallait que son cœur fût pris ailleurs.

À cette pensée, il se surprenait à, grincer des dents, à mâchonner d’horribles menaces à l’adresse de ce rival inconnu. Bientôt l’obsession fut si forte, qu’il laissa éclater sa pensée inquiète.

– Enfin, s’écria-t-il brusquement en se rapprochant d’elle, vous réfléchirez aux propositions que je vous ai faites… Il n’est pas possible que je vous inspire une horreur insurmontable… Ou bien, alors, c’est que vous en aimez un autre!…

L’insistance avec laquelle il la fixait, l’expression de son regard, le ton, l’attitude, tout était menaçant chez lui. Cette menace révolta la jeune fille:

39
{"b":"89048","o":1}