Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et depuis, il ne l’avait plus quitté, ni jour ni nuit.
Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d’importance d’ailleurs. Comme on a pu s’en rendre compte par le rapport de Bautista à son supérieur, pour eux, leur prisonnier n’avait plus bien sa tête à lui. Cette obstination à s’envelopper ainsi, ils l’avaient mise sur le compte d’une lubie de dément. C’est ce qui explique que lorsqu’ils vinrent chercher Pardaillan pour le conduire à son actuel cachot, celui-ci était parti avec son manteau, et comme ils étaient habitués à le voir constamment avec, ils n’y avaient prêté aucune attention.
D’ailleurs, on ne leur avait donné aucune instruction au sujet de ce vêtement. Il est vrai qu’ils avaient négligé de signaler ce détail sans importance à leurs supérieurs.
Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il se redressa lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et comme il n’y avait pas de sièges, il s’assit dessus et s’appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n’était plus ce regard si vif d’autrefois, mais où ne luisait plus cette lueur de folie qu’on y voyait l’instant d’avant. Il vit près de lui un pain entier et une cruche pleine d’eau.
Ceci fait supposer que son supplice avait duré un jour, deux jours peut-être, puisqu’on avait renouvelé ses provisions sans qu’il s’en fût aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévora presque en entier. De même, il vida aux trois quarts la cruche.
Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenèrent une nouvelle amélioration dans son état mental. Il eut plus nettement conscience de sa situation. Il s’accota au mur le plus commodément qu’il put et se remit à regarder attentivement autour de lui, avec ce regard étonné d’un homme qui ne reconnaît pas les lieux où il se trouve.
À ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec, semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame large comme une main, longue de près de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à la hauteur du sein. Le tranchant, placé horizontalement et tourné de son côté, l’avait frôlé en passant; quelques lignes de plus à droite, et c’en était fait de lui: la lame le perçait de part en part.
Le Pardaillan au cœur de diamant qu’il était, il y avait quelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse apparition avec étonnement, peut-être – et encore n’est-ce pas bien sûr – en tout cas sans manifester le moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n’était plus. Les intolérables tortures qu’il endurait depuis bientôt deux semaines, quelque drogue infernale qu’on avait réussi à lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine. Il n’était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près de le devenir.
De l’homme fort, sain, vigoureux qu’il était, la faim, la soif, les abominables supplices qu’on lui infligeait avaient fait de lui un être faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n’était rien. Ce qui était le plus affreux, c’est que la drogue, l’horrible drogue, non contente de dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, de l’aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, avait fait un être pusillanime qu’un rien effarouchait et qui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave, finissant dans la peau d’un lâche!… Quel triomphe pour Fausta!
En voyant cette faux qui l’avait frôlé de si près que c’était miracle qu’elle ne l’eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan fut secoué d’un tremblement nerveux, et hagard, sans songer à s’écarter, il cria: Ho! en regardant la faux d’un air hébété. Au même instant, du côté opposé, il perçut le même bruit précurseur d’une apparition nouvelle et il se replia, se tassa, avec une expression de terreur indicible, et un hurlement long, lugubre, pareil à celui d’un chien hurlant à la mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle lame venait de jaillir de son côté droit; et, comme la première, il s’en fallait d’un fil qu’elle ne l’eût atteint.
Un inappréciable instant, il resta ainsi entre ces deux tranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareils aux deux branches énormes de quelque fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer et à le broyer. Et aussitôt, juste au-dessus de sa tête, une troisième faux parut, dont le tranchant placé dans le sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de haut en bas.
Par quel miracle cette troisième faux l’avait-elle manqué de quelques lignes? L’ancien Pardaillan n’eût pas manqué de se poser cette question dès la première apparition.
Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et en même temps plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sans doute par l’instinct de la conservation, il s’écarta précipitamment de l’infernale muraille. Et les deux faux horizontales l’enserraient si étroitement que, dans le mouvement qu’il fit, il taillada son pourpoint. Il eût pourtant cette suprême chance de ne pas déchirer ses chairs en même temps.
Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta de se mettre hors d’atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant d’émettre des gémissements, comme fasciné, il regardait les trois faux d’un air stupide.
Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur la même ligne, se mirent automatiquement en branle, se refermant à fond l’une sur l’autre, comme les deux branches d’une paire de ciseaux. Puis elles s’ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s’abaissa pour se relever dès que les autres se rapprochaient pour se croiser.
Ce mouvement, commencé avec lenteur, s’accéléra insensiblement, acquit bien vite une certaine rapidité et la conserva sans défaillir, comme si les faux étaient actionnées par quelque machine.
Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulier de trois monstrueux hachoirs, alternant, avec une précision mécanique, à coups carrément rythmés, malgré leur rapidité. Et chaque fois qu’une des faux se fermait à fond où s’ouvrait toute grande, cela produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclatait comme le bruit d’une baguette frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits, d’abord espacés, se changèrent en un roulement continu qui remplit le cachot d’un bourdonnement sonore.
Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi, à côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et, comme la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième série apparurent et se mirent en branle.
Alors, d’une extrémité à l’autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne vit plus que l’éclat fulgurant de l’acier tombant et se relevant avec une rapidité prodigieuse. Il était interdit de s’approcher de cette cloison, sous peine d’être happé par les faux et haché menu comme chair à pâté. Et le roulement devint assourdissant.
Pardaillan, hors de l’atteinte des faux, ne pouvait détacher ses yeux exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plainte lugubre fusait de ses lèvres, sans répit.
Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s’écrouler sous lui. Tout d’abord il crut s’être trompé. Il pensa que ce qu’il venait de percevoir n’était que l’effet d’une trépidation produite par cet insupportable roulement qui devait ébranler toute la pièce.
La peur – car il avait une peur affreuse, peur de mourir haché par ces horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan! – la peur, donc, lui donnait une lueur de lucidité qui lui permettait d’observer et de raisonner.
Mais comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit bientôt qu’il ne s’était pas, malheureusement, trompé. En effet, il n’y avait pas à en douter, le plancher s’inclinait dans la direction de la machine à hacher.
C’était le nom que, d’instinct, il avait spontanément donné, dans son esprit, à cette effroyable invention. Il s’inclinait si bien, même, que sous chacun de ces groupes, qui était comme une pièce dont le tout constituait la machine, une quatrième faux venait d’apparaître.
La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpétuel mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile, paraissant attendre et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement d’inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec une régularité terrifiante.
Alors, Pardaillan remarqua ce qu’il n’avait pas encore remarqué jusque-là: que le plancher de son cachot paraissait être une énorme plaque d’acier, lisse, glissante sans une rainure, sans une soudure visibles, sans la moindre protubérance à quoi il eût pu s’accrocher. Il se sentit doucement, mais irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit qu’il allait rouler infailliblement jusqu’à l’un de ces cinq hachoirs qui le mettrait en pièces.
Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent l’œuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.