Cette fois, Pardaillan commença de s’inquiéter pour de bon.
– Il n’est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose… Mais quoi?… D’Espinosa aurait-il deviné qu’aujourd’hui j’étais résolu à affronter son poison?… C’est impossible. Et puis, s’il en était ainsi, ce serait le moment, plus que jamais, de me servir ce fameux poison… Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?… Se serait-il laissé prendre?… Si je m’informais?…
Il se dirigea vers la porte. Mais au moment de frapper au judas, il s’arrêta, indécis.
– Non, fit-il en s’éloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir que j’attends ma pitance avec impatience… quoique, à tout prendre… Patientons encore.
L’heure de la collation passa. Puis l’heure du dîner vint à son tour, Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l’heure du souper vint et passa sans amener les moines.
– Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir à quoi m’en tenir!
Résolument il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitôt.
– Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n’était pas celle de ses gardiens ordinaires.
– Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. À moins que vous n’ayez résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le faire savoir.
– Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et qui vous en empêche? N’avez-vous pas tout ce qu’il vous faut dans votre chambre?
– Je n’ai rien, mort de tous les diables! Et c’est pourquoi je vous demande de me dire si vous avez résolu de me laisser périr de faim!
– Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnir votre table, je présume.
– Je n’ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une goutte d’eau.
– Ah! mon Dieu!… les deux étourdis vous ont oublié!
La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier la physionomie pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie, il ne fallait guère y songer. À travers les étroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurité d’un couloir éclairé par quelques veilleuses, l’œil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère que des contours indécis.
– Enfin, s’écria-t-il, comment se fait-il que je ne les ai pas vus aujourd’hui?
– Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour la journée seulement! Mais on pensait qu’ils auraient eu la précaution de vous fournir les provisions nécessaires à la journée avant de s’absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence ils se sont rendus coupables… je ne voudrais pas être à leur place… Mais vous, monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n’avoir pas prévu dès le déjeuner? On vous aurait servi à l’instant… Tandis que, à présent…
– À présent? fit Pardaillan.
– À présent, tout dort au couvent, le père pitancier comme les autres. Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur!
– Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, un jour d’abstinence de plus ou de moins, je n’en mourrai pas. Si j’avais seulement un peu d’eau pour humecter mes lèvres. Enfin, n’en parlons plus. J’attendrai jusqu’à demain… si toutefois il est bien vrai qu’on n’ait pas décidé de me laisser mourir de faim.
– Oh! monsieur le chevalier! Comment pouvez-vous nous croire capable de pareille cruauté! N’avez-vous pas entendu monseigneur nous ordonner formellement d’avoir les plus grands égards pour votre personne?… Les seuls coupables sont les frères Bautista et Zacarias… Aussi puis-je vous assurer que le châtiment qui leur sera infligé…
– Ceci ne réparera rien, interrompit Pardaillan, et puisque vous m’assurez que demain j’aurai un repas confortable…
– Soyez tranquille, monsieur, on fera en sorte de réparer le mal qui vous a été fait.
– Bon! Et puisque les frères Bautista et Zacarias ne sont coupables que de négligence, je leur pardonne de grand cœur et je demande instamment qu’aucune punition ne leur soit infligée à cause de moi.
Et, sans vouloir écouter la voix qui célébrait la générosité de ce pardon chrétien, il alla se jeter sur son lit, où il demeura un long moment songeur, avant de s’assoupir.
Le lendemain, à l’heure du petit déjeuner, toujours pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, après l’avoir assommé de prévenances, après l’avoir accablé d’une profusion de mets délicats, alors qu’il était résolu à ne rien prendre, on n’allait pas maintenant, lui laisser indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l’heure du grand déjeuner, les deux gardiens parurent, et avec des mines lugubres annoncèrent que «les viandes de monsieur le chevalier étaient servies».
Pardaillan commençait à si bien désespérer qu’il leur fit répéter l’annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l’attendait, et qu’avec ce repas, son sort serait définitivement réglé, il retrouva son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines, qui, pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:
– Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journée, vous n’ayez pas eu la précaution de me munir des aliments nécessaires?
– Mais… puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s’écria naïvement Bautista.
– Est-ce une raison?… Hier, précisément, j’étais disposé à manger.
– Est-ce possible!…
– Puisque je vous le dis.
– Et aujourd’hui? haleta Zacarias.
– Aujourd’hui, comme hier, j’enrage de faim et de soif… Si votre table est aussi bien garnie qu’elle l’était avant-hier soir… je me sens assez d’appétit pour la mettre à sec.
– Seigneur Dieu! s’écria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous faites!… Venez vite, monsieur.
Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier qui se laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement garnie que l’avant-veille, le moine Zacarias s’écria en désignant d’un clignement d’œil significatif l’énorme profusion de plats chargés de victuailles:
– Je vous défie bien de la mettre à sec!
– Il est de fait, confessa Pardaillan, qu’il y a là de quoi satisfaire plusieurs appétits robustes.
Et il s’assit résolument devant l’unique couvert. Et comme l’avant-veille, l’orchestre invisible se fit entendre mystérieux et lointain, tandis que les moines s’empressaient à le servir, pleins de prévenances et d’attentions, les yeux luisants, la face épanouie, heureux de penser qu’enfin! ils allaient réaliser leur rêve de gourmands.
Pardaillan, très froid, attaqua les hors-d’œuvre. Et, à le voir si calme, si admirablement maître de lui, on n’eût, certes, pu soupçonner le drame effroyable qui se passait dans son esprit.
En effet, à chaque bouchée qu’il avalait, quoi qu’il en eût, cette question revenait sans cesse à son esprit:
– Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?
Et chaque fois qu’il passait à un autre plat, il se disait:
– Ce n’était pas celui qu’on enlève… ce sera peut-être pour celui-ci.
Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection chaque bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire, l’aliment ou le liquide qu’il avait dans la bouche avant de l’avaler. Puis cette lenteur l’avait impatienté, son naturel insouciant avait repris le dessus, et il s’était mis à boire et à manger comme s’il avait été sûr de n’avoir rien à redouter; ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait nullement de constater qu’aucun des mets qu’il absorbait ne trahissait aucune saveur suspecte.
Dans le formidable menu qui lui était servi, il avait choisi un certain nombre de plats à son goût et s’en était tenu à ceux-là seuls. Il avait fait de même pour les vins et les aliments qu’il avait choisis; il les avait ingérés avec une résolution admirable en semblable circonstance. Bref, il mangea comme quatre et but comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire en toute autre circonstance, mais parce qu’il estimait que c’était nécessaire.
Quant aux moines, ce qu’ils demandaient, c’était qu’il goûtât à l’un quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leur revenir, comme on le leur avait promis. Ceci étant obtenu, peu leur importait qu’il mangeât peu ou beaucoup. Les reliefs de la table étaient tels qu’ils étaient assurés de pouvoir satisfaire leur gourmandise durant plusieurs repas. Tranquille sur ce point, le seul qui importât à leurs yeux, ils se montrèrent des servants empressés, adroits et discrets.
Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il le méritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet, s’acheva enfin et il regagna sa chambre où il se jeta dans son fauteuil.
– Ouf! fit-il, me voilà rassasié… et vivant encore. Voyons, le billet disait: un poison foudroyant… Oui, mais on peut avoir changé d’idée… on peut avoir mis un poison lent… Attendons. Nous verrons bien.