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– La princesse ne m’a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût renvoyée à après-demain.

– Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l’oreille.

– Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur ma décision.

– Ah! quels événements?

– La princesse a formellement refusé de s’expliquer sur ce point.

On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait l’attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta. Est-ce à dire qu’il n’y croyait pas… Tout lui faisait supposer qu’elle avait dit vrai, au contraire. Seulement Fausta avait parlé d’une armée mise sur pied, elle avait parlé d’émeute, de véritable bataille, et sur ce point le Torero croyait fermement qu’elle avait considérablement exagéré. S’il avait connu Fausta, il n’eût pas eu cette idée et peut-être alors aurait-il mis Pardaillan au courant. Le Torero croyait donc à une vulgaire tentative d’assassinat, et il eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d’honneur.

Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences du jeune homme. Il n’eut pas de peine à la découvrir, puisqu’il avait entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même: «Allons, il est brave vraiment. Il sait qu’il sera assailli, et il ne me dit rien. Il est de la catégorie des braves qui n’appellent jamais au secours et ne comptent que sur eux-mêmes. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.»

Et tout haut il dit:

– Je disais bien, tout n’est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d’être son heureux époux.

– Ni après-demain, ni jamais, dit énergiquement le Torero. J’espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n’ai aucun droit au trône qu’on veut me faire voler. Et quand bien même je serais fils du roi, quand bien même j’aurais droit à ce trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l’ai dit, il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et quant à l’alliance de Mme Fausta – remarquez, je vous prie, que je ne dis pas l’amour; elle-même, en effet, a pris soin de m’avertir qu’il ne pouvait être question d’amour entre nous – j’ai l’amour de ma Giralda, et il me suffit.

Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère, bien déterminé. Néanmoins il tenta une dernière épreuve.

– Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la suprême puissance.

– Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. Je vous jure bien, chevalier, et vous me feriez injure de ne pas me croire qu’il en sera ainsi que je l’ai décidé: je resterai le Torero et serai l’heureux époux de la Giralda. N ’ajoutez pas un mot, vous n’arriveriez pas à me faire changer d’idée. Laissez-moi plutôt vous demander un service.

– Dix services, cent services, dit le chevalier très ému. Vous savez bien, mordieu! que je vous suis tout acquis.

– Merci, dit simplement le Torero; j’escomptais un peu cette réponse, je l’avoue. Voici donc: j’ai des raisons de croire que l’air de mon pays ne nous vaut rien, à moi et à la Giralda.

– C’est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.

– Je voulais donc vous demander s’il ne vous ennuierait pas trop de nous emmener avec vous dans votre beau pays de France?

– Morbleu! c’est là ce que vous appelez demander un service! Mais, cornes du diable! c’est vous qui me rendez service en consentant à tenir compagnie à un vieux routier tel que moi!

– Alors c’est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je pourrai me faire ma place au soleil, sans déroger à l’honneur.

– Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j’y perdrai mon nom.

– Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s’il m’arrivait malheur…

– Ah! fit Pardaillan hérissé.

– Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici… on la tuerait. Voulez-vous me promettre cela?

– Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma sœur, et malheur à qui oserait lui manquer.

– Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre parole.

– Eh bien! éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer à la couronne qu’on vous offrait – oh! ne dites pas non, c’est naturel en somme – si vous avez éprouvé un regret, dis-je, soyez consolé, car vous n’êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.

– Ah! je le savais bien! s’écria triomphalement le Torero. Mais vous-même! comment savez-vous? Comment pouvez-vous parler avec une telle assurance?

– Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: vous n’êtes pas le fils du roi, vous n’aviez aucun droit à la couronne offerte.

Et avec une gravité qui impressionna le Torero:

– Mais vous n’avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance dont vous m’avez entretenu. Ce serait un crime, vous m’entendez, un crime!

– Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. À vous je dis ceci: dès l’instant où vous affirmez que mon projet serait criminel, j’y renonce.

Cette preuve de confiance, cette déférence touchèrent vivement le chevalier.

– Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter, s’écria-t-il gaiement. J’ai remarqué que nos actions se traduisent toujours par des événements heureux ou néfastes, selon qu’elles ont été bonnes ou mauvaises. Le bien engendre la joie, comme le mal engendre le malheur. Il n’est pas nécessaire d’être un bien grand clerc pour conclure de là que les hommes seraient plus heureux s’ils consentaient à suivre le droit chemin. Mais pour en revenir à votre affaire, vous verrez que tout s’arrangera au mieux de vos désirs. Vous viendrez en France, pays où l’on respire la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et… vous aurez beaucoup d’enfants.

Et il éclata de son bon rire sonore.

Le Torero entraîné, lui répondit en riant aussi:

– Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison.

– Voyons ta raison, si toutefois ce n’est pas être trop curieux.

– Non, par ma foi! Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos amis.

Pardaillan le considéra un moment d’un air rêveur.

– C’est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m’est restée gravée là – il mit son doigt sur son front – une femme qu’on appelait la bohémienne Saïzuma [3] , et qui en réalité portait un nom illustre qu’elle avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m’a dit la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais le malheur en moi, ce qui n’était pas précisément pour m’être agréable.

Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par l’expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs.

Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d’avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:

– Savez-vous ce qui m’a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta?

Pardaillan tressaillit violemment et, revenant à la réalité:

– Qu’est-ce donc? fit-il.

– Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence de certain intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» à tout propos et même hors de tout propos. Rien n’était risible comme la manière emphatique et onctueuse avec laquelle ce brave homme prononçait ce mot. Il en avait plein la bouche. Parlez moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m’a appelé monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l’intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n’aurais jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j’étais un grand personnage.

– Oui, elle possède au plus point l’art des nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre.

[3] Épisode de La Fausta chapitre XV (tome 3).


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