Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n’avançait pas encore, mais il n’avait pas rompu d’une semelle.
Il semblait s’être interdit de franchir cette porte ouverte derrière lui et il se tenait parole. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici, frappant là, se multipliant avec une telle rapidité qu’on eût pu croire que, tel le Briarée [10] de la mythologie, il disposait de plusieurs bras armés de glaives étincelants.
Cependant, Pardaillan aussi commençait à s’échauffer, et il se disait surtout qu’il était temps d’en finir.
Alors, il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité irrésistible.
Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un coup foudroyant et Bussi tomba comme une masse.
Or, pendant tout le temps qu’avait duré cette lutte inégale, Bussi n’avait eu qu’une crainte, si tenace, si violente, qu’elle le paralysait et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer… encore!» Si bien que lorsqu’il reçut le coup en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:
– Enfin!…
Et il demeura immobile… à jamais.
Alors, Pardaillan s’occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi paisiblement que s’il eut été sur les planches d’une salle d’armes, il dit très sérieusement:
– Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l’embarras, je vous ferais grâce de la vie…
Et avec un froncement de sourcils:
– Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de vous condamner à l’inaction… pour un bout de temps.
Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s’écroulait en poussant un cri de douleur.
– Un!… compta froidement Pardaillan.
Et presque aussitôt:
– Deux!
C’était Chalabre qui était atteint à l’épaule.
Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit doucement.
– Allez-vous-en!
– Fi! monsieur, s’écria Montsery, rouge d’indignation, je ne mérite pas l’injure que vous me faites.
Et il se rua à corps perdu.
– C’est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande pardon… Trois!
– À la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme… Merci!
Et il s’évanouit.
Pardaillan considéra un moment, avec une inexprimable pitié, les quatre corps étendus sans mouvement, et avec un mouvement d’épaules comme pour jeter bas le fardeau d’une obsédante pensée:
– J’ai défendu ma peau, murmura-t-il. Au surplus, ils en seront quittes pour garder la chambre un bon mois. Quant à celui-ci (Bussi-Leclerc) Dieu m’est témoin que j’ai agi sans haine vis-à-vis de lui… À toutes nos rencontres il a voulu me tuer… Finalement, j’ai perdu patience et cela lui a porté malheur.
Telle fut l’oraison funèbre de Bussi-Leclerc, spadassin redoutable, maître incontesté en fait d’armes… qui avait enfin trouvé son maître.
Après avoir ainsi médité, Pardaillan se tourna vers Fausta, et d’une voix cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient fait irruption:
– Si vous avez d’autres assassins apostés par là… ne vous gênez pas… usez encore un coup de ce joli sifflet d’argent qui pendille sur votre sein…
Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta fit: non! d’un signe de tête farouche.
– Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, plus insultante que la plus sanglante des injures, eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?… Voyons, en cherchant bien!
– À quoi bon! confessa Fausta d’un air profondément découragé.
– Ah! je me disais aussi!… ricana Pardaillan. Alors, puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes précautions pour qu’on ne vienne pas nous déranger.
En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son esprit:
– C’est fini!… Il va me tuer!… lui!… lui!…
Pardaillan, sans prononcer une parole, s’approcha d’elle avec une lenteur effroyable.
Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait s’approcher sans faire un mouvement.
Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les dents, avec un regard effrayant, d’un éclat insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis les mains remontèrent, s’arrêtèrent au cou qu’elles agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, commencèrent d’exercer l’inévitable et mortelle pression.
Alors, d’un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si, calmes, si clairs, se levèrent sur lui, effarés, suppliants, et dans un gémissement, elle implora:
– Pardaillan!… ne me tue pas!…
– Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa colère de tout à l’heure, ah! c’est donc vrai!… Tu as peur!… peur de mourir!… Fausta a peur de la mort!… Ah! ceci te manquait, Fausta!… Jusqu’ici je t’ai vue froidement féroce, ambitieuse insatiable, tortionnaire géniale, fanatique, forcenée, pratiquant l’assassinat sous toutes ses formes, mais du moins je ne te savais pas lâche… Oui, vraiment, ceci te manquait!… Fausta a peur de mourir!…
Devant cette violente sortie, Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l’avait abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:
– Je n’ai pas peur de la mort… et tu le sais bien, Pardaillan.
– Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!… Tu as demandé grâce… là… à l’instant.
– J’ai demandé grâce, c’est vrai!… Mais je n’ai pas peur… pour moi.
Et d’un geste prompt comme la foudre, profitant de l’inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague qu’il tenait machinalement, déchira d’un geste violent son corsage, et appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, avec un accent de froide résolution:
– Répète que Fausta a peur… et je tombe foudroyée à tes pieds… Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai demandé grâce.
Pardaillan comprit qu’elle ferait comme elle disait.
Il était d’ailleurs trop loyal pour ne pas admirer le geste superbe. Puis, ces mots: «Tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai demandé grâce!» avaient éveillé sa curiosité. Que voulait-elle dire? Quelle dernière surprise – terrible peut-être – lui ménageait-elle encore?
Il voulut savoir. Il inclina légèrement la tête, et de sa voix glaciale:
– Soit, dit-il. Je ne répéterai pas… J’attendrai, pour me prononcer que vous vous soyez expliquée… Car enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!
Lentement, sans émotion apparente, elle abaissa son bras armé, et de cette voix chaude et prenante, avec un accent de sincérité manifeste, avec un air de dignité impressionnant:
– Oui, je t’ai demandé grâce… et je le ferai encore… Mais écoute, Pardaillan, il m’a fallu mille fois plus de courage pour t’implorer qu’il n’en faudrait pour me percer de ce fer… En implorant ta pitié, je t’ai donné la plus belle, la plus complète preuve d’amour qu’il était en mon pouvoir de te donner.
Et comme il la regardait d’un air étonné, cherchant à comprendre le sens de ses paroles:
– Écoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.
Et elle continua en s’animant peu à peu:
– Oui, j’ai voulu te tuer, oui, j’ai cherché à t’atteindre par les moyens les plus horribles, j’en conviens, oui, j’ai été froidement cruelle et sans cœur… mais je t’aimais, Pardaillan… je t’ai toujours aimé… et toi, tu m’as dédaignée… Comprends-tu?… Mais si j’ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l’amour, entends-tu? Pardaillan, je n’ai pas voulu – ah! cela, jamais! – je n’ai pas voulu qu’un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander: