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– Excellent homme! reprit Rodolphe en serrant la main de Murph dans les siennes.

– Allons, allons, monseigneur, m’y voilà… je ne voulais pas traverser le salon de service éploré comme une Madeleine.

Et le squire fit un pas pour sortir; puis, se ravisant:

– Mais, monseigneur, que lui dirai-je?

– Oui, que dira-t-il? demanda le prince à Clémence.

– Que M. Rodolphe désire la voir, rien de plus, ce me semble?

– Sans doute: que M. Rodolphe désire la voir… rien de plus… Allons, va, va.

– C’est certainement ce qu’il y a de mieux à lui dire, reprit le squire, qui se sentait au moins aussi impressionné que Mme d’Harville. Je lui dirai simplement que M. Rodolphe désire la voir. Cela ne lui fera rien préjuger, rien prévoir; c’est ce qu’il y a de plus raisonnable, en effet.

Et Murph ne bougeait pas.

– Sir Walter, lui dit Clémence en souriant, vous avez peur.

– C’est vrai, madame la marquise; malgré mes six pieds et mon épaisse enveloppe, je suis encore sous le coup d’une émotion profonde.

– Mon ami, prends garde, lui dit Rodolphe; attends plutôt un moment encore, si tu n’es pas sûr de toi.

– Allons, allons, cette fois, monseigneur, j’ai pris le dessus, dit le squire, après avoir passé sur ses yeux ses deux poings d’Hercule; il est évident qu’à mon âge cette faiblesse est parfaitement ridicule. Ne craignez rien, monseigneur.

Et Murph sortit d’un pas ferme, le visage impassible.

Un moment de silence suivit son départ.

Alors Clémence songea en rougissant qu’elle était chez Rodolphe, seule avec lui. Le prince s’approcha d’elle et lui dit presque timidement:

– Si je choisis ce jour, ce moment, pour vous faire un aveu sincère, c’est que la solennité de ce jour, de ce moment, ajoutera encore à la gravité de cet aveu. Depuis que je vous ai vue, je vous aime. Tant que j’ai dû cacher cet amour, je l’ai caché: maintenant vous êtes libre, vous m’avez rendu ma fille, voulez-vous être sa mère?

– Moi, monseigneur! s’écria Mme d’Harville. Que dites-vous?

– Je vous en supplie, ne me refusez pas; faites que ce jour décide du bonheur de toute ma vie, reprit tendrement Rodolphe.

Clémence aussi aimait le prince depuis longtemps avec passion; elle croyait rêver: l’aveu de Rodolphe, cet aveu à la fois si simple, si grave et si touchant, fait dans une telle circonstance, la transportait d’un bonheur inespéré; elle répondit en hésitant:

– Monseigneur, c’est à moi de vous rappeler la distance de nos conditions, l’intérêt de votre souveraineté.

– Laissez-moi songer avant tout à l’intérêt de mon cœur, à celui de ma fille chérie; rendez-nous bien heureux, oh! bien heureux, elle et moi; faites que moi, qui tout à l’heure étais sans famille, je puisse maintenant dire ma femme, ma fille; faites enfin que cette pauvre enfant qui, elle aussi tout à l’heure était sans famille, puisse dire… mon père, ma mère, ma sœur, car vous avez une fille qui deviendra la mienne.

– Ah! monseigneur, à de si nobles paroles on ne peut répondre que par des larmes de reconnaissance, s’écria Clémence. Puis, se contraignant, elle ajouta: Monseigneur, on vient, c’est votre fille.

– Eh bien! notre fille, murmura Clémence au moment où Murph, ouvrant la porte, introduisit Fleur-de-Marie dans le salon du prince.

La jeune fille, descendue de la voiture de la marquise devant le péristyle de cet immense hôtel, avait traversé une première antichambre remplie de valets de pied en grande livrée, une salle d’attente où se tenaient des valets de chambre, puis le salon des huissiers, et enfin le salon de service, occupé par un chambellan et les aides de camp du prince en grand uniforme. Qu’on juge de l’étonnement de la pauvre Goualeuse, qui ne connaissait pas d’autres splendeurs que celles de la ferme de Bouqueval, en traversant ces appartements princiers, étincelants d’or, de glaces et de peintures.

Dès qu’elle parut, Mme d’Harville courut à elle, la prit par la main, et, l’entourant d’un de ses bras comme pour la soutenir, la conduisit à Rodolphe, qui, debout près de la cheminée, n’avait pu faire un pas.

Murph, après avoir confié Fleur-de-Marie à Mme d’Harville, s’était hâté de disparaître à demi derrière un des immenses rideaux de la fenêtre, ne se trouvant pas suffisamment sûr de lui.

À la vue de son bienfaiteur, de son sauveur, de son Dieu… qui la contemplait dans une muette extase, Fleur-de-Marie, déjà si troublée, se mit à trembler.

– Rassurez-vous… mon enfant, lui dit Mme d’Harville, voilà votre ami… Rodolphe, qui vous attendait impatiemment… il a été bien inquiet de vous.

– Oh!… oui… bien… bien inquiet… balbutia Rodolphe toujours immobile et dont le cœur se fondait en larmes à l’aspect du pâle et doux visage de sa fille.

Aussi, malgré sa résolution, le prince fut-il un moment obligé de détourner la tête pour cacher son attendrissement.

– Tenez, mon enfant, vous êtes encore bien faible, asseyez-vous là, dit Clémence pour détourner l’attention de Fleur-de-Marie; et elle la conduisit vers un grand fauteuil de bois doré, dans lequel la Goualeuse s’assit avec précaution.

Son trouble augmentait de plus en plus: elle était oppressée, la voix lui manquait; elle se désolait de n’avoir encore pu dire un mot de gratitude à Rodolphe.

Enfin, sur un signe de Mme d’Harville, qui, accoudée au dossier du fauteuil, était penchée vers Fleur-de-Marie et tenait une de ses mains dans les siennes, le prince s’approcha doucement de l’autre côté du siège. Plus maître de lui, il dit alors à Fleur-de-Marie, qui tourna vers lui son visage enchanteur:

– Enfin, mon enfant, vous voilà pour jamais réunie à vos amis!… Vous ne les quitterez plus… Il faut surtout maintenant oublier ce que vous avez souffert.

– Oui, mon enfant, le meilleur moyen de nous prouver que vous nous aimez, ajouta Clémence, c’est d’oublier ce triste passé.

– Croyez, monsieur Rodolphe… croyez, madame, que si j’y songeais quelquefois malgré moi, ce serait pour me dire que sans vous… je serais encore bien malheureuse.

– Oui, mais nous ferons en sorte que vous n’ayez plus de ces sombres pensées. Notre tendresse ne vous en laissera pas le temps, ma chère Marie, reprit Rodolphe, car vous savez que je vous ai donné ce nom… à la ferme.

– Oui, monsieur Rodolphe. Et Mme Georges qui m’avait permis de l’appeler… ma mère… se porte-t-elle bien?

– Très-bien, mon enfant… Mais j’ai d’importantes nouvelles à vous apprendre.

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