– Il est vrai, j’ai promis cela… Ils sont à la ferme… et je ne puis y aller demain… sans assister à cette fête… et je l’avoue, je n’aurai pas ce courage…
– La vue du bonheur de ces jeunes gens calmerait peut-être un peu votre chagrin.
– Non, non, la douleur est solitaire et égoïste… Demain tu iras m’excuser et me représenter auprès d’eux, tu prieras Mme Georges de rassembler tout ce qui a appartenu à ma fille… On fera faire le dessin de sa chambre et on me l’enverra en Allemagne.
– Partirez-vous donc aussi, monseigneur, sans voir Mme la marquise d’Harville?
Au souvenir de Clémence, Rodolphe tressaillit… ce sincère amour vivait toujours en lui, ardent et profond… mais dans ce moment il était pour ainsi dire noyé sous le flot d’amertume dont son cœur était inondé…
Par une contradiction bizarre, le prince sentait que la tendre affection de Mme d’Harville aurait pu seule l’aider à supporter le malheur qui le frappait, et il se reprochait cette pensée comme indigne de la rigidité de sa douleur paternelle.
– Je partirai sans voir Mme d’Harville, répondit Rodolphe. Il y a peu de jours, je lui écrivais la peine que me causait la mort de Fleur-de-Marie. Quand elle saura que Fleur-de-Marie était ma fille, elle comprendra qu’il est de ces douleurs ou plutôt de ces punitions fatales qu’il faut avoir le courage de subir seul… oui, seul, pour qu’elles soient expiatoires… et elle est terrible, l’expiation que la fatalité m’impose, terrible! car elle commence… pour moi… à l’heure où le déclin de la vie commence aussi.
On frappa légèrement et discrètement à la porte du cabinet de Rodolphe, qui fit un mouvement d’impatience chagrine.
Murph se leva et alla ouvrir.
À travers la porte entrebâillée, un aide de camp du prince dit au squire quelques mots à voix basse. Celui-ci répondit par un signe de tête, et, se tournant vers Rodolphe:
– Monseigneur me permet-il de m’absenter un moment? Quelqu’un veut me parler à l’instant même pour le service de Votre Altesse Royale.
– Va… répondit le prince.
À peine Murph fut-il parti que Rodolphe, cachant sa figure dans ses mains, poussa un long gémissement.
– Oh! s’écria-t-il, ce que je ressens m’épouvante… Mon âme déborde de fiel et de haine; la présence de mon meilleur ami me pèse… le souvenir d’un noble et pur amour m’importune et me trouble et puis… cela est lâche et indigne, mais hier j’ai appris avec une joie barbare la mort de Sarah… de cette mère dénaturée qui a causé la perte de ma fille; je me plais à retracer l’horrible agonie du monstre qui a fait tuer mon enfant. Ô rage! je suis arrivé trop tard! s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Pourtant, hier, je ne souffrais pas cela, et hier comme aujourd’hui je savais ma fille morte… Oh! oui, mais je ne me disais pas ces mots, qui désormais empoisonneront ma vie: «J’ai vu ma fille, je lui ai parlé, j’ai admiré tout ce qu’il y avait d’adorable en elle.» Oh! que de temps j’ai perdu à cette ferme! Quand je songe que je n’y suis allé que trois fois… oui, pas plus. Et je pouvais y aller tous les jours… voir ma fille tous les jours… Que dis-je! la garder à jamais près de moi. Oh! tel sera mon supplice… de me répéter cela toujours… toujours!
Et le malheureux trouvait une volupté cruelle à revenir à cette pensée désolante et sans issue; car le propre des grandes douleurs est de s’aviver incessamment par de terribles redites.
Tout à coup la porte du cabinet s’ouvrit, et Murph entra très-pâle, si pâle que le prince se leva à demi et s’écria:
– Murph, qu’as-tu?
– Rien, monseigneur…
– Tu es bien pâle, pourtant.
– C’est… l’étonnement.
– Quel étonnement?
– Mme d’Harville!
– Mme d’Harville, grand Dieu! un nouveau malheur!…
– Non, non, monseigneur, rassurez-vous, elle est… là… dans le salon de service.
– Elle… ici… elle chez moi, c’est impossible!
– Aussi, monseigneur… vous dis-je… la surprise.
– Une telle démarche de sa part… Mais qu’y a-t-il donc, au nom du ciel?
– Je ne sais… mais je ne puis me rendre compte de ce que j’éprouve…
– Tu me caches quelque chose?
– Sur l’honneur, monseigneur… sur l’honneur… non… je ne sais pas ce que Mme la marquise m’a dit.
– Mais que t’a-t-elle dit?
– «Sir Walter – et sa voix était émue, mais son regard rayonnait de joie – ma présence ici doit vous étonner beaucoup. Mais il est certaines circonstances si impérieuses qu’elles laissent peu le temps de songer aux convenances. Priez Son Altesse de m’accorder à l’instant quelques moments d’entretien en votre présence, car je sais que le prince n’a pas au monde de meilleur ami que vous. J’aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir chez moi; mais c’eût été un retard d’une heure peut-être, et le prince me saura gré de n’avoir pas retardé d’une minute cette entrevue…», a-t-elle ajouté avec une expression qui m’a fait tressaillir.
– Mais, dit Rodolphe d’une voix altérée, et devenant plus pâle encore que Murph, je ne devine pas la cause de ton trouble… de… ton émotion… de… ta pâleur… il y a autre chose… Cette entrevue…
– Sur l’honneur, je ne… sais rien de plus. Ces seuls mots de la marquise m’ont bouleversé. Pourquoi? je l’ignore… Mais vous-même, vous êtes bien pâle, monseigneur.
– Moi? dit Rodolphe en s’appuyant sur son fauteuil, car il sentait ses genoux se dérober sous lui.
– Je vous dis, monseigneur, que vous êtes aussi bouleversé que moi. Qu’avez-vous?
– Dussé-je mourir sous le coup… prie Mme d’Harville d’entrer, s’écria le prince.
Par une sympathie étrange, la visite si inattendue, si extraordinaire de Mme d’Harville, avait éveillé chez Murph et chez Rodolphe une même vague et folle espérance; mais cet espoir leur semblait si insensé que ni l’un ni l’autre n’avaient voulu se l’avouer. Mme d’Harville, suivie de Murph, entra dans le cabinet du prince.