– Mais il n’y a pas un moment à perdre, reprit la marquise. Je meurs d’impatience de vous emmener, Fleur-de-Marie; j’ai apporté dans la voiture un châle, un manteau bien chaud; venez, venez, mon enfant… Puis, s’adressant au comte: Serez-vous assez bon pour donner mon adresse à cette courageuse femme, afin qu’elle puisse demain faire ses adieux à Fleur-de-Marie? De la sorte vous serez bien forcée de venir nous voir, ajouta Mme d’Harville en s’adressant à la Louve.
– Oh! madame, j’irai bien sûr, répondit celle-ci, puisque ce sera pour dire adieu à la Goualeuse, j’aurais trop de chagrin de ne pouvoir pas l’embrasser encore une fois.
Quelques minutes après, Mme d’Harville et la Goualeuse étaient sur la route de Paris.
Rodolphe, après avoir assisté à la mort de Jacques Ferrand si terriblement puni de ses crimes, était rentré chez lui dans un accablement inexprimable.
Ensuite d’une longue et pénible nuit d’insomnie, il avait mandé près de lui sir Walter Murph, pour confier à ce vieux et fidèle ami l’écrasante découverte de la veille au sujet de Fleur-de-Marie.
Le digne squire fut atterré; mieux que personne il pouvait comprendre et partager l’immensité de la douleur du prince.
Celui-ci, pâle, abattu, les yeux rougis par des larmes récentes, venait de faire à Murph cette poignante révélation.
– Du courage! dit le squire en essuyant ses yeux; car, malgré son flegme, il avait aussi pleuré. Oui, du courage… monseigneur! beaucoup de courage!… Pas de vaines consolations… ce chagrin doit être incurable…
– Tu as raison… Ce que je ressentais hier n’est rien auprès de ce que je ressens aujourd’hui…
– Hier, monseigneur… vous éprouviez l’étourdissement de ce coup; mais sa réaction vous sera de jour en jour plus douloureuse… Ainsi donc, du courage!… L’avenir est triste… bien triste.
– Et puis hier… le mépris et l’horreur que m’inspiraient cette femme… mais que Dieu en ait pitié!… elle est à cette heure devant lui… hier enfin, la surprise, la haine, l’effroi, tant de passions violentes refoulaient en moi ces élans de tendresse désespérée… qu’à présent je ne contiens plus… À peine si je pouvais pleurer… Au moins maintenant… auprès de toi… je le peux… Tiens, tu vois… je suis sans forces… je suis lâche, pardonne-moi. Des larmes… encore… toujours… Ô mon enfant!… mon pauvre enfant!…
– Pleurez, pleurez, monseigneur… hélas! la perte est irréparable.
– Et tant d’atroces misères à lui faire oublier! s’écria Rodolphe avec un accent déchirant… après ce qu’elle a souffert!… Songe au sort qui l’attendait!
– Peut-être cette transition eût-elle été trop brusque pour cette infortunée, déjà si cruellement éprouvée?
– Oh! non… non!… va… si tu savais avec quels ménagements… avec quelle réserve je lui aurais appris sa naissance!… Comme je l’aurais doucement préparée à cette révélation… C’était si simple… si facile… Oh! s’il ne s’était agi que de cela, vois-tu, ajouta le prince avec un sourire navrant, j’aurais été bien tranquille et pas embarrassé. Me mettant à genoux devant cette enfant idolâtrée, je lui aurais dit: «Toi qui as été jusqu’ici si torturée… sois enfin heureuse… et pour toujours heureuse… Tu es ma fille…» Mais non, dit Rodolphe en se reprenant, non… cela aurait été trop brusque, trop imprévu… Oui, je me serais donc bien contenu et je lui aurais dit d’un air calme: «Mon enfant, il faut que je vous apprenne une chose qui va bien vous étonner… Mon Dieu! oui… figurez-vous qu’on a retrouvé les traces de vos parents… votre père existe… et votre père… c’est moi.» Ici le prince s’interrompit de nouveau. – Non, non! c’est encore trop brusque, trop prompt… mais ce n’est pas ma faute, cette révélation me vient tout de suite aux lèvres… c’est qu’il faut tant d’empire sur moi… tu comprends, mon ami, tu comprends… Être là, devant sa fille, et se contraindre! Puis, se laissant emporter à un nouvel accès de désespoir, Rodolphe s’écria: – Mais à quoi bon, à quoi bon ces vaines paroles? Je n’aurai plus jamais rien à lui dire. Oh! ce qui est affreux, affreux à penser, vois-tu? c’est de penser que j’ai eu ma fille près de moi… pendant tout un jour… oui, pendant ce jour à jamais maudit et sacré où je l’ai conduite à la ferme, ce jour où les trésors de son âme angélique se sont révélés à moi dans toute leur pureté! J’assistais au réveil de cette nature adorable… et rien dans mon cœur ne me disait: «C’est ta fille…» Rien… rien… Ô aveugle, barbare, stupide, que j’étais!… Je ne devinais pas… Oh! j’étais indigne d’être père!
– Mais, monseigneur…
– Mais enfin… s’écria le prince, a-t-il dépendu de moi, oui ou non, de ne la jamais quitter! Pourquoi ne l’ai-je pas adoptée, moi qui pleurais tant ma fille? Pourquoi, au lieu d’envoyer cette malheureuse enfant chez Mme Georges, ne l’ai-je pas gardée près de moi…? Aujourd’hui je n’aurais qu’à lui tendre les bras… Pourquoi n’ai-je pas fait cela? pourquoi? Ah! parce qu’on ne fait jamais le bien qu’à demi, parce qu’on n’apprécie les merveilles que lorsqu’elles ont lui et disparu pour toujours… parce qu’au lieu d’élever tout de suite à sa véritable hauteur cette admirable jeune fille qui, malgré la misère, l’abandon, était, par l’esprit et par le cœur, plus grande, plus noble peut-être qu’elle ne le fût jamais devenue par les avantages de la naissance et de l’éducation… j’ai cru faire beaucoup pour elle en la plaçant dans une ferme… auprès de bonnes gens… comme j’aurais fait pour la première mendiante intéressante qui se serait trouvée sur ma route… C’est ma faute… c’est ma faute… Si j’avais fait cela, elle ne serait pas morte… Oh! si… Je suis bien puni… je l’ai mérité… Mauvais fils… mauvais père!…
Murph savait que de pareilles douleurs sont inconsolables; il se tut.
Après un assez long silence, Rodolphe reprit d’une voix altérée:
– Je ne resterai pas ici, Paris m’est odieux… demain je pars…
– Vous avez raison, monseigneur…
– Nous ferons un détour, je m’arrêterai à la ferme de Bouqueval… J’irai m’enfermer quelques heures dans la chambre où ma fille a passe les seuls jours heureux de sa triste vie… Là on recueillera avec religion tout ce qui reste d’elle… les livres où elle commençait à lire… les cahiers où elle a écrit… les vêtements qu’elle a portés… tout… jusqu’aux meubles… jusqu’aux tentures de cette chambre, dont je prendrai moi-même un dessin exact… Et à Gerolstein… dans le parc réservé où j’ai fait élever un monument à la mémoire de mon père outragé… je ferai construire une petite maison où se trouvera cette chambre… là j’irai pleurer ma fille… De ces deux funèbres monuments, l’un me rappellera mon crime envers mon père, l’autre le châtiment qui m’a frappé dans mon enfant… Après un nouveau silence, Rodolphe ajouta: Ainsi donc, que tout soit prêt… demain matin…
Murph, voulant essayer de distraire un moment le prince de ses sinistres pensées, lui dit:
– Tout sera prêt, monseigneur; seulement vous oubliez que demain devait avoir lieu à Bouqueval le mariage du fils de Mme Georges et de Rigolette… Non-seulement vous avez assuré l’avenir de Germain et doté magnifiquement sa fiancée… mais vous leur avez promis d’assister à leur mariage comme témoin… Alors seulement ils devaient savoir le nom de leur bienfaiteur.