Литмир - Электронная Библиотека

– Ainsi dans huit jours… vos pauvres enfants… Mais non, vos voisins n’auront pas le cœur de les renvoyer.

– Mais que voulez-vous qu’ils fassent? Ils ne mangent pas déjà selon leur faim, et il faudra encore qu’ils retirent aux leurs pour donner aux miens. Non, non, voyez-vous, il faut que je sois guérie dans huit jours; je l’ai demandé à tous les médecins qui m’ont interrogée depuis hier, mais ils me répondaient en riant: «C’est au médecin en chef qu’il faut s’adresser pour cela.» Quand viendra-t-il donc, le médecin en chef, la Lorraine?

– Chut! je crois que le voilà; il ne faut pas parler pendant qu’il fait sa visite, répondit tout bas la Lorraine.

En effet, pendant l’entretien des deux femmes, le jour était venu peu à peu.

Un mouvement tumultueux annonça l’arrivée du docteur Griffon, qui entra bientôt dans la salle, accompagné de son ami le comte de Saint-Remy, qui, portant, on le sait, un vif intérêt à Mme de Fermont et à sa fille, était loin de s’attendre à trouver cette malheureuse jeune fille à l’hôpital.

En entrant dans la salle, les traits froids et sévères du docteur Griffon semblèrent s’épanouir: jetant autour de lui un regard de satisfaction et d’autorité, il répondit d’un signe de tête protecteur à l’accueil empressé des sœurs.

La rude et austère physionomie du vieux comte de Saint-Remy était empreinte d’une profonde tristesse. La vanité de ses tentatives pour retrouver les traces de Mme de Fermont, l’ignominieuse lâcheté du vicomte, qui avait préféré à la mort une vie infâme, l’écrasaient de chagrin.

– Eh bien! dit au comte le docteur Griffon d’un air triomphant, que pensez-vous de mon hôpital?

– En vérité, répondit M. de Saint-Remy, je ne sais pourquoi j’ai cédé à votre désir; rien n’est plus navrant que l’aspect de ces salles remplies de malades. Depuis mon entrée ici, mon cœur est cruellement serré.

– Bah! bah! dans un quart d’heure vous n’y penserez plus; vous qui êtes philosophe, vous trouverez ample matière à observations; et puis enfin il était honteux que vous, un de mes plus vieux amis, vous ne connussiez pas le théâtre de ma gloire, de mes travaux, et que vous ne m’eussiez pas encore vu à l’œuvre. Je mets mon orgueil dans ma profession; est-ce un tort?

– Non, certes; et après vos excellents soins pour Fleur-de-Marie, que vous avez sauvée, je ne pouvais rien vous refuser. Pauvre enfant! quel charme touchant ses traits ont conservé malgré la maladie!

– Elle m’a fourni un fait médical fort curieux, je suis enchanté d’elle. À propos, comment a-t-elle passé cette nuit? L’avez-vous vue ce matin avant de partir d’Asnières?

– Non; mais la Louve, qui la soigne avec un dévouement sans pareil, m’a dit qu’elle avait parfaitement dormi. Pourrait-on aujourd’hui lui permettre d’écrire?

Après un moment d’hésitation, le docteur répondit:

– Oui… Tant que le sujet n’a pas été complètement rétabli, j’ai craint pour lui la moindre émotion, la moindre tension d’esprit; mais maintenant je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle écrive.

– Au moins elle pourra prévenir les personnes qui s’intéressent à elle…

– Sans doute… Ah çà! vous n’avez rien appris de nouveau sur le sort de Mme de Fermont et de sa fille?

– Rien, dit M. de Saint-Remy en soupirant. Mes constantes recherches n’ont eu aucun résultat. Je n’ai plus d’espoir que dans Mme la marquise d’Harville, qui, m’a-t-on dit, s’intéresse vivement aussi à ces deux infortunées; peut-être a-t-elle quelques renseignements qui pourront me mettre sur la voie. Il y a trois jours je suis allé chez elle; on m’a dit qu’elle arriverait d’un moment à l’autre. Je lui ai écrit à ce sujet, la priant de me répondre le plus tôt possible.

Pendant l’entretien de M. de Saint-Remy et du docteur Griffon, plusieurs groupes s’étaient peu à peu formés autour d’une grande table occupant le milieu de la salle; sur cette table était un registre où les élèves attachés à l’hôpital, et que l’on reconnaissait à leurs longs tabliers blancs, venaient tour à tour signer la feuille de présence; un grand nombre de jeunes étudiants studieux et empressés arrivaient successivement du dehors pour grossir le cortège scientifique du docteur Griffon, qui, ayant devancé de quelques minutes l’heure habituelle de sa visite, attendait qu’elle sonnât.

– Vous voyez, mon cher Saint-Remy, que mon état-major est assez considérable, dit le docteur Griffon avec orgueil en montrant la foule qui venait assister à ses enseignements pratiques.

– Et ces jeunes gens vous suivent au lit de chaque malade?

– Ils ne viennent que pour cela.

– Mais tous ces lits sont occupés par des femmes.

– Eh bien?

– La présence de tant d’hommes doit leur inspirer une confusion pénible.

– Allons donc, un malade n’a pas de sexe.

– À vos yeux peut-être; mais aux siens, la pudeur, la honte…

– Il faut laisser ces belles choses-là à la porte, mon cher Alceste; ici nous commençons sur le vivant des expériences et des études que nous finissons à l’amphithéâtre sur le cadavre.

– Tenez, docteur, vous êtes le meilleur et le plus honnête des hommes. Je vous dois la vie, je reconnais vos excellentes qualités; mais l’habitude et l’amour de votre art vous font envisager certaines questions d’une manière qui me révolte… Je vous laisse…, dit M. de Saint-Remy en faisant un pas pour quitter la salle.

– Quel enfantillage! s’écria le docteur Griffon en le retenant.

– Non, non, il est des choses qui me navrent et m’indignent; je prévois que ce serait un supplice pour moi que d’assister à votre visite. Je ne m’en irai pas, soit; mais je vous attends ici, près de cette table.

– Quel homme vous êtes avec vos scrupules! Mais je ne vous tiens pas quitte. J’admets qu’il serait fastidieux pour vous d’aller de lit en lit; restez donc là, je vous appellerai pour deux ou trois cas assez curieux.

– Soit, puisque vous y tenez absolument; cela me suffira, et de reste.

Sept heures et demie sonnèrent.

– Allons, messieurs, dit le docteur Griffon. Et il commença sa visite, suivi d’un nombreux auditoire.

En arrivant au premier lit de la rangée droite, dont les rideaux étaient fermés, la sœur dit au docteur:

– Monsieur, le n° 1 est mort cette nuit à quatre heures et demie du matin.

– Si tard? cela m’étonne; hier matin je ne lui aurais pas donné la journée. A-t-on réclamé le corps?

– Non, monsieur le docteur.

– Tant mieux; il est beau, on ne pratiquera pas d’autopsie; je vais faire un heureux. Puis, s’adressant à un des élèves de sa suite: – Mon cher Dunoyer, il y a longtemps que vous désirez un sujet; vous êtes inscrit le premier, celui-ci est à vous.

19
{"b":"125191","o":1}