– Je reprends donc courage, je croyais que mon mari ne reviendrait pas de longtemps, car il avait pris chez nous tout ce qu’il pouvait prendre. Non, je me trompe, ajouta la malheureuse en frissonnant; il lui restait à prendre ma fille… ma pauvre Catherine…
– Votre fille?
– Vous allez voir… vous allez voir. Il y a trois jours, j’étais à travailler avec mes enfants autour de moi; mon mari entre. Rien qu’à son air, je m’aperçois tout de suite qu’il a bu. «Je viens chercher Catherine», qu’il me dit. Malgré moi je prends le bras de ma fille et je réponds à Duport: «Où veux-tu l’emmener? «- Ça ne te regarde pas, c’est ma fille; qu’elle fasse son paquet et qu’elle me suive.» À ces mots-là, mon sang ne fait qu’un tour, car figurez-vous, la Lorraine, que cette mauvaise femme qui est avec mon mari… ça fait frémir à dire, mais enfin… c’est ainsi… elle le pousse depuis longtemps à tirer parti de notre fille – qui est jeune et jolie. Dites, quel monstre de femme!
– Ah! oui, c’est un vrai monstre.
«- Emmener Catherine! que je réponds à Duport, jamais; je sais ce que ta mauvaise femme voudrait en faire. – Tiens, me dit mon mari, dont les lèvres étaient déjà toutes blanches de colère, ne m’obstine pas ou je t’assomme.» Là-dessus il prend ma fille par le bras en lui disant: «En route! Catherine.» La pauvre petite me saute au cou en fondant en larmes et criant: «Je veux rester avec maman!» Voyant ça, Duport devient furieux: il arrache ma fille d’après moi, me donne un coup de poing dans l’estomac qui me renverse par terre, et une fois par terre… une fois par terre… Mais voyez-vous, la Lorraine, dit la malheureuse femme en s’interrompant, bien sûr il n’a été si méchant que parce qu’il avait bu… enfin il trépigne sur moi… en m’accablant de sottises…
– Faut-il être méchant, mon Dieu!
– Mes pauvres enfants se jettent à ses genoux en demandant grâce; Catherine aussi; alors il dit à ma fille en jurant comme un furieux: «Si tu ne viens pas avec moi, j’achève ta mère!» Je vomissais le sang… je me sentais à moitié morte… je ne pouvais pas faire un mouvement… mais je crie à Catherine: «Laisse-moi tuer plutôt! mais ne suis pas ton père! – Tu ne te tairas donc pas», me dit Duport en me donnant un nouveau coup de pied qui me fit perdre connaissance.
– Quelle misère! Quelle misère!
– Quand je suis revenue à moi, j’ai retrouvé mes deux petits garçons qui pleuraient.
– Et votre fille?
– Partie!… s’écria la malheureuse mère, avec un accent et des sanglots déchirants, oui… partie… Mes autres enfants m’ont dit que leur père l’avait battue… la menaçant, en outre, de m’achever sur la place. Alors, que voulez-vous? la pauvre enfant a perdu la tête… elle s’est jetée sur moi pour m’embrasser… elle a aussi embrassé ses petits frères en pleurant… et puis mon mari l’a entraînée! Ah! sa mauvaise femme l’attendait dans l’escalier… j’en suis bien sûre!…
– Et vous ne pouviez pas vous plaindre au commissaire?
– Dans le premier moment, je n’étais qu’au chagrin de savoir Catherine partie… mais j’ai senti bientôt de grandes douleurs dans tout le corps, je ne pouvais pas marcher. Hélas! mon Dieu! ce que j’avais tant redouté était arrivé. Oui, je l’avais dit à mon frère, un jour mon mari me battra si fort… si fort… que je serai obligée d’aller à l’hospice. Alors… mes enfants… qu’est-ce qu’ils deviendront? Et aujourd’hui m’y voilà, à l’hospice, et… je dis: «Qu’est-ce qu’ils deviendront, mes enfants?»
– Mais il n’y a donc pas de justice, mon Dieu! pour les pauvres gens?
– Trop cher, trop cher pour nous, comme dit mon frère, reprit Jeanne Duport avec amertume. Les voisins avaient été chercher le commissaire… son greffier est venu, ça me répugnait de dénoncer Duport… mais, à cause de ma fille, il l’a fallu. Seulement j’ai dit que dans une querelle que je lui faisais, parce qu’il voulait emmener ma fille, il m’avait poussée… que cela ne serait rien… mais que je voulais revoir Catherine, parce que je craignais qu’une mauvaise femme, avec qui vivait mon mari, ne la débauchât.
– Et qu’est-ce qu’il vous a dit, le greffier?
– Que mon mari était dans son droit d’emmener sa fille, n’étant pas séparé d’avec moi; que ce serait un malheur si ma fille tournait mal par de mauvais conseils, mais que ce n’étaient que des suppositions et que ça ne suffisait pas pour porter plainte contre mon mari. «- Vous n’avez qu’un moyen, m’a dit le greffier; plaidez au civil, demandez une séparation de corps et alors les coups que vous a donnés votre mari, sa conduite avec une vilaine femme, seront en votre faveur, et on le forcera de vous rendre votre fille; sans cela, il est dans son droit de la garder avec lui. – Mais plaider! je n’ai pas de quoi, mon Dieu! j’ai mes enfants à nourrir. – Que voulez-vous que j’y fasse? a dit le greffier, c’est comme ça.» Oui, reprit Jeanne en sanglotant, il avait raison… c’est comme ça… dans trois mois ma fille sera peut-être une créature des rues! tandis que si j’avais eu de quoi plaider pour me séparer de mon mari, cela ne serait pas arrivé.
– Mais cela n’arrivera pas; votre fille doit tant vous aimer!
– Mais elle est si jeune! À cet âge-là on n’a pas de défense; et puis la peur, les mauvais traitements, les mauvais conseils, les mauvais exemples, l’acharnement qu’on mettra peut-être à lui faire faire mal! Mon pauvre frère avait prévu tout ce qui arrive, lui; il me disait: «Est-ce que tu crois que si cette mauvaise femme et ton mari s’acharnent à perdre cette enfant, il ne faudra pas qu’elle y passe [10]?» Mon Dieu mon Dieu! pauvre Catherine, si douce, si aimante! Et moi qui, cette année encore, lui voulais faire renouveler sa première communion!
– Ah! vous avez bien de la peine. Et moi qui me plaignais, dit la Lorraine en essuyant ses yeux. Et vos autres enfants?
– À cause d’eux j’ai fait ce que j’ai pu pour vaincre la douleur et ne pas entrer à l’hôpital, mais je n’ai pu résister. Je vomis le sang trois ou quatre fois par jour, j’ai une fièvre qui me casse les bras et les jambes, je suis hors d’état de travailler. Au moins en étant vite guérie, je pourrai retourner auprès de mes enfants, si avant ils ne sont pas morts de faim ou emprisonnés comme mendiants. Moi ici, qui voulez-vous qui prenne soin d’eux, qui les nourrisse?
– Oh! c’est terrible. Vous n’avez donc pas de bons voisins?
– Ils sont aussi pauvres que moi, et ils ont cinq enfants déjà. Aussi deux enfants de plus! c’est lourd; pourtant ils m’ont promis de les nourrir… un peu, pendant huit jours, c’est tout ce qu’ils peuvent, et encore en prenant sur leur pain, et ils n’en ont pas déjà de trop; il faut donc que je sois guérie dans huit jours; oh! oui, guérie ou non, je sortirai tout de même.
– Mais, j’y pense, comment n’avez-vous pas songé à cette bonne petite ouvrière, Mlle Rigolette, que vous avez rencontrée en prison? elle les aurait gardés, bien sûr, elle.
– J’y ai pensé, et quoique la pauvre petite ait peut-être aussi bien du mal à vivre, je lui ai fait dire ma peine par une voisine: malheureusement elle est à la campagne où elle va se marier, a-t-on dit chez la portière de sa maison.