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– Mais tout cela ne nous dit pas, reprit Athos, comment vous avez échoué.

– Le voici. J’allais sur Saint-Honorat, ainsi que me l’avait dit le gentilhomme; mais il changea d’avis et prétendit que je ne pourrais passer au sud de l’abbaye.

– Pourquoi pas?

– Parce que, monsieur, il y a, en face de la tour carrée des Bénédictins, vers la pointe du sud, le banc des Moines.

– Un écueil? fit Athos.

– À fleur d’eau et sous l’eau, passage dangereux, mais que j’ai franchi mille fois; le gentilhomme demanda que je le déposasse à Sainte Marguerite.

– Eh bien?

– Eh bien! monsieur, s’écria le pêcheur avec son accent provençal, on est marin ou on ne l’est pas, on connaît sa passe ou l’on n’est qu’une pluie d’eau douce. Je m’obstinais à vouloir passer. Le gentilhomme me prit au cou et m’annonça tranquillement qu’il allait m’étrangler. Mon second s’arma d’une hache, et moi aussi. Nous avions à venger l’affront de la nuit. Mais le gentilhomme mit l’épée à la main, avec des mouvements si vifs, que nous ne pûmes approcher ni l’un ni l’autre. J’allais lui lancer ma hache à la tête, et j’étais dans mon droit, n’est-ce pas monsieur? car un marin sur son bord est maître, comme un bourgeois dans sa chambre; j’allais donc, pour me défendre couper en deux le gentilhomme, lorsque tout à coup, vous me croirez si vous voulez, monsieur, ce coffre de carrosse s’ouvrit je ne sais comment, et il en sortit une manière de fantôme, coiffé d’un casque noir, avec un masque noir, quelque chose d’effrayant à voir qui nous menace du poing.

– C’était? dit Athos.

– C’était le diable, monsieur! car le gentilhomme, joyeux, s’écria en le voyant: «Ah! merci, monseigneur.»

– C’est étrange! murmura le comte en regardant Raoul.

– Que fîtes-vous? demanda celui-ci au pêcheur.

– Vous comprenez bien, monsieur, que deux pauvres hommes comme nous étaient déjà trop peu contre deux gentilshommes; mais contre le diable! ah bien! oui! Nous ne nous consultâmes pas, mon compagnon et moi, mais nous ne fîmes qu’un saut à la mer: nous étions à sept ou huit cents pieds de la côte.

– Et alors?

– Et alors, monsieur, comme il faisait un petit vent sud-ouest, la barque fila toujours et alla se jeter dans les sables de Sainte-Marguerite.

– Oh!… mais les deux voyageurs?

– Bah! n’ayez donc pas d’inquiétudes. Voilà bien la preuve que l’un était le diable et protégeait l’autre; car, lorsque nous regagnâmes le bateau à la nage, au lieu de trouver ces deux créatures brisées par le choc, nous ne trouvâmes plus rien, pas même le carrosse.

– Étrange! étrange! répéta le comte. Mais, depuis, mon ami, qu’avez-vous fait?

– Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite, qui m’a mis le doigt sous le nez en m’annonçant que, si je cherchais à lui conter des sornettes pareilles, il me les paierait en coups d’étrivières.

– Le gouverneur?

– Oui, monsieur; et cependant mon bateau était brisé, bien brisé, puisque la proue est restée sur la pointe de Sainte-Marguerite, et que le charpentier me demande cent vingt livres pour la réparation.

– C’est bon, répliqua Raoul, vous serez exempté de service. Allez.

– Nous irons à Sainte-Marguerite, voulez-vous? dit ensuite Athos à Bragelonne.

– Oui, monsieur; car il y a là quelque chose à éclaircir et cet homme ne me fait pas l’effet d’avoir dit la vérité.

– Ni à moi non plus, Raoul. Cette histoire du gentilhomme masqué et du carrosse disparu me fait l’effet d’une manière de cacher la violence que ce rustre aurait peut-être commise en pleine mer sur son passager, pour le punir de l’insistance qu’il avait mise à s’embarquer.

– J’en ai conçu le soupçon, et le carrosse aurait contenu des valeurs bien plutôt qu’un homme.

– Nous verrons cela, Raoul. Très certainement, ce gentilhomme ressemble à d’Artagnan; je reconnais ses façons. Hélas! nous ne sommes plus les jeunes invincibles d’autrefois. Qui sait si la hache ou la barre de ce mauvais caboteur n’a pas réussi à faire ce que les plus fines épées de l’Europe, les balles et les boulets n’ont pas fait depuis quarante ans.

Le jour même, ils partirent pour Sainte-Marguerite, à bord d’un chasse marée venu de Toulon sur ordre.

L’impression qu’ils ressentirent en abordant fut un bien-être singulier. L’île était pleine de fleurs et de fruits, elle servait de jardin au gouverneur dans sa partie cultivée. Les orangers, les grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits d’or et d’azur. Tout autour de ce jardin, dans sa partie inculte, les perdrix rouges couraient par bandes dans les ronces et dans les touffes de genévriers, et, à chaque pas que faisaient Raoul et le comte, un lapin effrayé quittait les marjolaines et les bruyères pour rentrer dans son terrier.

En effet, cette bienheureuse île était inhabitée. Plate, n’offrant qu’une anse pour l’arrivée des embarcations, et sous la protection du gouverneur, qui partageait avec eux, les contrebandiers s’en servaient comme d’un entrepôt provisoire, à la charge de ne point tuer le gibier ni dévaster le jardin. Moyennant ce compromis, le gouverneur se contentait d’une garnison de huit hommes pour garder sa forteresse, dans laquelle moisissaient douze canons. Ce gouverneur était donc un heureux métayer, récoltant vins, figues, huiles et oranges, faisant confire ses citrons et ses cédrats au soleil de ses casemates.

La forteresse, ceinte d’un fossé profond, son seul gardien, levait comme trois têtes ses trois tourelles, liées l’une à l’autre par des terrasses de mousse.

Athos et Raoul longèrent pendant quelque temps les clôtures du jardin sans trouver quelqu’un qui les introduisît chez le gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin. C’était le moment le plus chaud de la journée.

Alors tout se cache sous l’herbe et sous la pierre. Le ciel étend ses voiles de feu comme pour étouffer tous les bruits, pour envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genêts, la mouche sous la feuille, s’endorment comme le flot sous le ciel.

Athos aperçut seulement sur la terrasse, entre la deuxième et la troisième cour, un soldat qui portait comme un panier de provisions sur sa tête. Cet homme revint presque aussitôt sans son panier, et disparut dans l’ombre de la guérite.

Athos comprit que cet homme portait à dîner à quelqu’un et que, après avoir fait son service, il revenait dîner lui-même.

Tout à coup il s’entendit appeler, et, levant la tête, aperçut dans l’encadrement des barreaux d’une fenêtre quelque chose de blanc, comme une main qui s’agitait, quelque chose d’éblouissant, comme une arme frappée des rayons du soleil.

Et, avant qu’il se fût rendu compte de ce qu’il venait de voir, une traînée lumineuse, accompagnée d’un sifflement dans l’air, appela son attention du donjon sur la terre.

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