– Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument qu’on lui amène M. d’Herblay?
– Absolument n’est pas le mot, répliqua Philippe; je n’en ai pas un tel besoin; mais si on me le trouvait…
«J’ai deviné», se dit d’Artagnan.
– Ce M. d’Herblay, dit Anne d’Autriche, c’est l’évêque de Vannes?
– Oui, madame.
– Un ami de M. Fouquet?
– Oui, madame, un ancien mousquetaire.
Anne d’Autriche rougit.
– Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles.
La vieille reine se repentit d’avoir voulu mordre; elle rompit l’entretien pour y conserver le reste de ses dents.
– Quel que soit votre choix, Sire, dit-elle, je le tiens pour excellent.
Tous s’inclinèrent.
– Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de M. de Richelieu, moins l’avarice de M. de Mazarin.
– Un premier ministre, Sire? demanda Monsieur effrayé…
– Je vous conterai cela, mon frère; mais c’est étrange que M. d’Herblay ne soit pas ici!
Il appela.
– Qu’on prévienne M. Fouquet, dit-il, j’ai à lui parler… Oh! devant vous, devant vous; ne vous retirez point.
M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui gardait le lit seulement par précaution, et pour avoir la force de suivre toutes les volontés du roi.
Tandis que l’on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait paisiblement ses épreuves, et tout le monde, famille, officiers, valets, reconnaissait le roi à son geste, à sa voix, à ses habitudes.
De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fidèles fournis par son complice Aramis, se conduisait de façon à ne pas même soulever un soupçon dans l’esprit de ceux qui l’entouraient.
Rien désormais ne pouvait inquiéter l’usurpateur. Avec quelle étrange facilité la Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble!
Philippe admirait cette bonté de Dieu à son égard, et la secondait avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas.
La conversation avait langui dans la famille royale; Philippe, préoccupé, oubliait de congédier son frère et Madame Henriette. Ceux-ci s’étonnaient et perdaient peu à peu patience. Anne d’Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en espagnol.
Philippe ignorait complètement cette langue; il pâlit devant cet obstacle inattendu. Mais, comme si l’esprit de l’imperturbable Aramis l’eût couvert de son infaillibilité, au lieu de se déconcerter, Philippe se leva.
– Eh bien! quoi? Répondez, dit Anne d’Autriche.
– Quel est tout ce bruit? demanda Philippe en se tournant vers la porte de l’escalier dérobé.
Et l’on entendait une voix qui criait:
– Par ici, par ici! Encore quelques degrés, Sire!
– La voix de M. Fouquet? dit d’Artagnan placé près de la reine mère.
– M. d’Herblay ne saurait être loin, ajouta Philippe. Mais il vit ce qu’il était bien loin de s’attendre à voir si près de lui.
Tous les yeux s’étaient tournés vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet; mais ce ne fut pas lui qui entra.
Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri douloureux poussé par le roi et les assistants.
Il n’est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus d’éléments étranges et d’accidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui qu’offrait la chambre royale en ce moment.
Les volets, à demi clos, ne laissaient pénétrer qu’une lumière incertaine tamisée par de grands rideaux de velours doublés d’une épaisse soie.
Dans cette pénombre moelleuse s’étaient peu à peu dilatés les yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutôt avec la confiance qu’avec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces circonstances, à ne laisser échapper aucun des détails environnants et le nouvel objet qui se présente apparaît lumineux comme s’il était éclairé par le soleil.
C’est ce qui arriva pour Louis XIV, lorsqu’il se montra pâle et le sourcil froncé sous la portière de l’escalier secret.
Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et de tristesse.
La reine mère, qui aperçut Louis XIV, et qui tenait la main de Philippe, poussa le cri dont nous avons parlé, comme elle eût fait en voyant un fantôme.
Monsieur eut un mouvement d’éblouissement et tourna la tête, de celui des deux rois qu’il apercevait en face, vers celui aux côtés duquel il se trouvait.
Madame fit un pas en avant, croyant voir se refléter, dans une glace, son beau-frère.
Et, de fait, l’illusion était possible.
Les deux princes, défaits l’un et l’autre, car nous renonçons à peindre l’épouvantable saisissement de Philippe, et tremblants tous deux, crispant l’un et l’autre une main convulsive, se mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poignards dans l’âme l’un de l’autre. Muets, haletants, courbés, ils paraissaient prêts à fondre sur un ennemi.
Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout, jusqu’à une ressemblance de costume décidée par le hasard, car Louis XIV était allé prendre au Louvre un habit de velours violet, cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le cœur d’Anne d’Autriche.
Elle ne devinait pourtant pas encore la vérité. Il y a de ces malheurs que nul ne veut accepter dans la vie. On aime mieux croire au surnaturel, à l’impossible.
Louis n’avait pas compté sur ces obstacles. Il s’attendait, en entrant seulement, à être reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait pas le soupçon d’une parité avec qui que ce fût. Il n’admettait pas que tout flambeau ne devînt ténèbres à l’instant où il faisait luire son rayon vainqueur.
Aussi, à l’aspect de Philippe, fut-il plus terrifié peut-être qu’aucun autre autour de lui, et son silence son immobilité, furent ce temps de recueillement et de calme qui précède les violentes explosions de la colère.
Mais Fouquet, qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur, en présence de ce portrait vivant de son maître? Fouquet pensa qu’Aramis avait raison, que ce nouveau venu était un roi aussi pur dans sa race que l’autre, et que, pour avoir répudié toute participation à ce coup d’État si habilement fait par le général des jésuites, il fallait être un fol enthousiaste indigne à jamais de tremper ses mains dans une œuvre politique.