Et d’Artagnan se mit bravement en route. Il apprit là que M. Colbert travaillait avec le roi au château de Nantes.
– Bon! s’écria-t-il, me voilà revenu au temps où j’arpentais les chemins de chez M. Tréville au logis du cardinal du logis du cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a raison de dire qu’en vieillissant les hommes redeviennent enfants. Au château.
Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains à d’Artagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir, toute la nuit même, et que l’ordre était donné de ne laisser entrer personne.
– Pas même, s’écria d’Artagnan, le capitaine qui prend l’ordre? C’est trop fort!
– Pas même, dit M. de Lyonne.
– Puisqu’il en est ainsi, répliqua d’Artagnan blessé jusqu’au cœur, puisque le capitaine des mousquetaires, qui est toujours entré dans la chambre à coucher du roi, ne peut plus entrer dans le cabinet ou dans la salle à manger, c’est que le roi est mort ou qu’il a pris son capitaine en disgrâce. Dans l’un et l’autre cas, il n’en a plus besoin. Faites-moi le plaisir de rentrer, vous, monsieur de Lyonne, qui êtes en faveur, et dites tout nettement au roi que je lui envoie ma démission.
– D’Artagnan, prenez garde! s’écria de Lyonne.
– Allez, par amitié pour moi.
Et il le poussa doucement vers le cabinet.
– J’y vais, dit M. de Lyonne.
D’Artagnan attendit en arpentant le corridor.
Lyonne revint.
– Eh bien! qu’a dit le roi? demanda d’Artagnan.
– Le roi a dit que c’était bien, répondit de Lyonne.
– Que c’était bien! fit le capitaine avec explosion, c’est-à-dire qu’il accepte? Bon! me voilà libre. Je suis bourgeois, monsieur de Lyonne; au plaisir de vous revoir! Adieu, château, corridor, antichambre! un bourgeois qui va enfin respirer vous salue.
Et, sans plus attendre, le capitaine sauta hors de la terrasse dans l’escalier où il avait retrouvé les morceaux de la lettre de Gourville. Cinq minutes après, il rentrait dans l’hôtellerie où, suivant l’usage de tous les grands officiers qui ont logement au château, il avait pris ce qu’on appelait sa chambre de ville.
Mais là, au lieu de quitter son épée et son manteau, il prit des pistolets, mit son argent dans une grande bourse de cuir, envoya chercher ses chevaux à l’écurie du château, et donna des ordres pour gagner Vannes pendant la nuit.
Tout se succéda selon ses vœux. À huit heures du soir, il mettait le pied à l’étrier, lorsque M. de Gesvres apparut à la tête de douze gardes devant l’hôtellerie.
D’Artagnan voyait tout du coin de l’œil; il vit nécessairement ces treize hommes et ces treize chevaux; mais il feignit de ne rien remarquer et continua d’enfourcher son cheval. Gesvres arriva sur lui.
– Monsieur d’Artagnan! dit-il tout haut.
– Eh! monsieur de Gesvres, bonsoir!
– On dirait que vous montez à cheval?
– Il y a plus, je suis monté, comme vous voyez.
– Cela se trouve bien que je vous rencontre.
– Vous me cherchiez?
– Mon Dieu, oui.
– De la part du roi, je parie?
– Mais oui.
– Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet?
– Oh!
– Allons, vous allez me faire des mignardises, à moi? Peine perdue, allez! dites-moi vite que vous venez m’arrêter.
– Vous arrêter? Bon Dieu, non!
– Eh bien! que faites-vous à m’aborder avec douze hommes à cheval?
– Je fais une ronde.
– Pas mal! Et vous me ramassez dans cette ronde?
– Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir avec moi.
– Où cela?
– Chez le roi.
– Bon! dit d’Artagnan d’un air goguenard. Le roi n’a donc plus rien à faire?
– Par grâce, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne vous compromettez pas; ces hommes vous entendent!
D’Artagnan se mit à rire et répliqua:
– Marchez. Les gens qu’on arrête sont entre les six premiers et les six derniers.
– Mais, comme je ne vous arrête pas, dit M. de Gesvres, vous marcherez derrière moi, s’il vous plaît.
– Eh bien! fit d’Artagnan, voilà un beau procédé, duc, et vous avez raison; car, si jamais j’avais eu à faire des rondes du côté de votre chambre de ville, j’eusse été courtois envers vous, je vous l’assure, foi de gentilhomme! Maintenant, une faveur de plus. Que veut le roi!
– Oh! le roi est furieux!
– Eh bien! le roi, qui s’est donné la peine de se rendre furieux, prendra la peine de se calmer, voilà tout. Je n’en mourrai pas, je vous jure.
– Non; mais…
– Mais on m’enverra tenir société à ce pauvre M. Fouquet? Mordioux! c’est un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et doucement, je vous le jure.
– Nous voici arrivés, dit le duc. Capitaine, par grâce! soyez calme avec le roi.
– Ah çà? mais, comme vous êtes brave homme avec moi, duc! fit d’Artagnan en regardant M. de Gesvres. On m’avait dit que vous ambitionniez de réunir vos gardes à mes mousquetaires; je crois que c’est une fameuse occasion, celle-ci!
– Je ne la prendrai pas, Dieu m’en garde! capitaine.
– Et pourquoi?
– Pour beaucoup de raisons d’abord; puis pour celle-ci, que, si je vous succédais aux mousquetaires après vous avoir arrêté…
– Ah! vous avouez que vous m’arrêtez?
– Non, non!
– Alors, dites rencontré. Si, dites-vous, vous me succédiez après m’avoir rencontré?
– Vos mousquetaires, au premier exercice à feu, tireraient de mon côté par mégarde.
– Ah! quant à cela, je ne dis pas non. Ces drôles m’aiment fort.
Gesvres fit passer d’Artagnan le premier, le conduisit directement au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et se plaça derrière son collègue dans l’antichambre. On entendait très distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce même cabinet où Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant, le roi parler haut avec M. d’Artagnan.
Les gardes restèrent, en piquet à cheval, devant la porte principale, et le bruit se répandit peu à peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires venait d’être arrêté par ordre du roi.