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– Je les vois! s’écria-t-il, ils sont deux.

– Je ne vois rien, dit Gourville.

– Vous n’allez pas tarder à les distinguer; en quelques coups d’aviron, ils seront à vingt pas de nous.

Mais ce qu’annonçait le patron ne se réalisa pas; la gabare imita le mouvement commandé par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre ses prétendus amis, elle s’arrêta tout net sur le milieu du fleuve.

– Je n’y comprends plus rien, dit le patron.

– Ni moi, dit Gourville.

– Vous qui voyez si bien les gens qui mènent cette gabare, reprit M. Fouquet, tâchez de nous les peindre, patron, avant que nous en soyons trop loin.

– Je croyais en voir deux, répondit le batelier, je n’en vois plus qu’un sous la tente.

– Comment est-il?

– C’est un homme brun, large d’épaules, court de cou.

Un petit nuage passa dans l’azur du ciel, et vint, à ce moment, masquer le soleil.

Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir ce qu’il cherchait, et, tout à coup, sautant du tillac dans la chambre où l’attendait Fouquet:

– Colbert! lui dit-il d’une voix altérée par l’émotion.

– Colbert? répéta Fouquet. Oh! voilà qui est étrange; mais non, c’est impossible!

– Je le reconnais, vous dis-je, et lui-même m’a si bien reconnu, qu’il vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-être le roi l’envoie-t-il pour nous faire revenir.

– En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que fait-il là?

– Il nous surveille sans doute, monseigneur?

– Je n’aime pas les incertitudes, s’écria Fouquet; marchons droit à lui.

– Oh! monseigneur, ne faites pas cela! la gabare est pleine de gens armés.

– Il m’arrêterait donc, Gourville? Pourquoi ne vient-il pas, alors?

– Monseigneur, il n’est pas de votre dignité d’aller au devant même de votre perte.

– Mais souffrir que l’on me guette comme un malfaiteur?

– Rien ne dit qu’on vous guette, monseigneur; soyez patient.

– Que faire, alors?

– Ne vous arrêtez pas; vous n’alliez aussi vite que pour paraître obéir avec zèle aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui vivra, verra!

– C’est juste. Allons! s’écria Fouquet, puisque l’on demeure coi là-bas, marchons nous autres.

Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent leur exercice avec tout le succès qu’on pouvait attendre de gens reposés.

À peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que l’autre, celle aux douze rameurs, se remit en marche également.

Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandît ou diminuât entre les deux équipages.

Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son persécuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme pour opérer une descente.

La gabare de Colbert imita cette manœuvre et cingla vers la terre en biaisant.

Par le plus grand des hasards, à l’endroit où Fouquet fit mine de débarquer, un valet d’écurie du château de Langeais suivait la berge fleurie en menant trois chevaux à la longe. Sans doute les gens de la gabare à douze rameurs crurent-ils que Fouquet se dirigeait vers des chevaux préparés pour sa fuite; car on vit quatre ou cinq hommes, armés de mousquets, sauter de cette gabare à terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur les chevaux et le cavalier.

Fouquet, satisfait d’avoir forcé l’ennemi à une démonstration, se le tint pour dit, et recommença de faire marcher son bateau.

Les gens de Colbert remontèrent aussitôt dans le leur, et la course entre les deux équipages reprit avec une nouvelle persévérance.

Ce que voyant, Fouquet se sentit menacé de près, et, d’une voix prophétique:

– Eh bien! Gourville dit-il très bas, que disais-je à notre dernier repas, chez moi? vais-je ou non à ma ruine?

– Oh! monseigneur.

– Ces deux bateaux qui se suivent avec autant d’émulation que si nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la Loire, ne représentent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne crois-tu pas, Gourville que l’un des deux fera naufrage à Nantes?

– Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude; vous allez paraître aux États, vous allez montrer quel homme vous êtes; votre éloquence et votre génie dans les affaires sont le bouclier et l’épée qui vous serviront à vous défendre, sinon à vaincre. Les Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaîtront, votre cause est gagnée. Oh! que M. Colbert se tienne bien, car sa gabare est aussi exposée que la vôtre à chavirer. Les deux vont vite, la sienne plus que la vôtre, c’est vrai; on verra laquelle arrivera la première au naufrage.

Fouquet, prenant la main de Gourville:

– Ami, dit-il, c’est tout jugé; rappelle-toi le proverbe: Les premiers vont devant. Eh bien! Colbert n’a garde de me passer! C’est un prudent, Colbert.

Il avait raison; les deux gabares voguèrent jusqu’à Nantes, se surveillant l’une l’autre; quand le surintendant aborda, Gourville espéra qu’il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire préparer des relais.

Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et Colbert, s’approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect.

Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu’elles eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la Fosse.

Fouquet se possédait complètement; il sentait qu’en ses derniers moments de grandeur il avait des obligations envers lui-même.

Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelqu’un de ses ennemis.

Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert.

Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce clignement d’yeux arrogant qui lui était particulier:

– Quoi! c’est vous, monsieur Colbert?

– Pour vous rendre mes hommages, monseigneur, dit celui-ci.

– Vous étiez dans cette gabare?

Il désigna la fameuse barque à douze rameurs.

– Oui, monseigneur.

– À douze rameurs? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert! Un moment, j’ai cru que c’était la reine mère ou le roi.

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