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A
A

Charlie a fini par sonner à la porte d’une splendide villa marocaine.

— Yes?

— Good evening Madame, do you speak french?

— Oui, oui, bien sûr, enfin une petite peu mais pourquoi sonnez-tu aussi tard?

— Eh bien c’est Tamara, ici présente (Tamara sourit à la caméra de surveillance) qui dit qu’elle est votre petite-fille, Mrs Ward.

BZZZ.

La porte s’ouvre sur une momie. Enfin, une chose qui a dû être une femme il y a très très longtemps, dans une galaxie très très lointaine. Nez, bouche, yeux, front, pommettes entièrement remplis de collagène. Le reste du corps ressemble à une pomme de terre ridée — analogie sans doute due à la robe de chambre qu’il y a autour.

— Il n’y a que sa peau qui soit tirée, déclare Charlie avec une certaine lourdeur.

— Que disez-vous? Quelle petite-fille? Je…

Trop tard. La vieille n’a pas eu le temps de protester que Tamara l’a déjà allongée par terre (elle est ceinture marron de judo). Nous pénétrons dans une maison en or massif. Tout ce qui n’est pas doré est en marbre blanc. Pouir. Tamara et Charlie transportent Mme Ward sur un canapé aux motifs psychédéliques, qui a dû être à la mode quand sa propriétaire l’était aussi. Sans doute quelque part au XXe siècle.

— Alors puisque vous comprenez le français, Madame Wardmachin, vous allez nous écouter bien gentiment. Vous habitez seule ici?

— Oui, I mean, NO, pas du tout, le Police vont venir très vite AU SECOURS HEEEELP!

— Bâillonnons-la. Tamara, ton foulard?

— Tiens.

Elle lui enfonce son bandana dans la gorge, et Charlie s’assoit sur la vieille, et je peux vous garantir qu’il est aussi lourd que ses blagues. La retraitée va enfin pouvoir écouter calmement ce qu’il a à lui dire.

— Voyez-vous, Madame, c’est tombé sur vous mais ça aurait pu tomber sur n’importe quel autre responsable du malheur contemporain. Il faut que vous sachiez qu’à partir d’aujourd’hui, ce genre de visites va devenir monnaie courante. Il est temps que les actionnaires des fonds de pension américains sachent qu’ils ne peuvent pas impunément détruire la vie de millions d’innocents sans rendre des comptes, un jour ou l’autre, est-ce que je suis bien clair?

Charlie est lancé. C’est toujours comme ça avec les taciturnes: quand ils se mettent à l’ouvrir, on ne peut plus les arrêter.

— Vous avez entendu parler du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline?

— Mpffghpffhmmghphh.

— Non, Céline n’est pas une marque de chaussures. C’est un écrivain français. Le héros de son plus célèbre roman s’appelle Bardamu et il fait le tour de la planète à la recherche d’un coupable. Il traverse la guerre, la misère, la maladie, il va en Afrique, en Amérique, et il ne trouve jamais le responsable de notre désolation. Le livre est sorti en 1932 et cinq ans plus tard, Céline se trouvait un bouc émissaire: les juifs.

Tamara visite la baraque, ouvre le frigo, se sert une bière et nous en rapporte une chacun. Moi, je note le discours de Charlie qui continue à pérorer en chevauchant la momie sur son sofa hideux.

— Nous savons tous que Céline s’est fourvoyé en devenant un ignoble antisémite — et pardon pour ce pléonasme. Pourtant, nous aussi, comme Bardamu, nous cherchons un responsable. La jeune femme ici présente s’appelle Tamara et elle se demande pourquoi elle est obligée de vendre son cul pour envoyer de l’argent à sa fille. Le crétin à mes côtés se nomme Octave, et lui aussi s’interroge sans cesse, comme vous pouvez le voir à son visage de gargouille tuberculeuse. Qui pourrit le monde? Qui sont les méchants? Les Serbes? La mafia russe? Les intégristes islamistes? Les cartels colombiens? Têtes de Turc! Comme le «complot judéo-maçonnique» dans les années 30! Voyez-vous où je veux en venir, Lady Machinchose? Notre bouc émissaire, c’est vous. Il est important pour chacun d’entre nous sur cette terre de connaître les conséquences de ses actes. Par exemple, si j’achète des produits Monsanto, je soutiens les organismes génétiquement modifiés et la privatisation des semences agricoles. Vous avez confié vos économies à un groupement financier qui vous rapporte suffisamment d’intérêts pour vous payer cette atroce villa dans les beaux quartiers de Miami. Il est probable que vous n’avez pas très bien réfléchi aux conséquences de cette décision anodine pour vous et déterminante pour nous, comprenez-vous? Car cette décision fait de vous la MAÎTRESSE DU MONDE.

Charlie lui tapote la joue pour qu’elle ouvre ses yeux pleins de larmes. La vioque pousse de petits cris plaintifs, étouffés par le foulard.

— Vous savez, poursuit-il, quand j’étais petit, j’adorais les films de James Bond, et il y avait toujours le méchant qui voulait devenir le Maître du Monde, alors il entraînait son armée secrète, cachée dans une forteresse souterraine, et il menaçait toujours de faire sauter la planète avec des missiles nucléaires volés en Ouzbékistan. Vous vous souvenez de ces films, Madame Duchmolle? Eh bien, j’ai découvert tout récemment que James Bond, comme Louis-Ferdinand Céline, s’est fourré le doigt dans l’oeil. Le Maître du Monde, il n’est pas du tout comme ça, c’est rigolo, non? Le Maître du Monde, il a un peignoir minable, une maison nulle, une perruque bleue, un bandana dans la glotte, et en plus il ne sait même pas qu’il est le Maître du Monde! C’est vous, Madame Wardmuche! Et vous savez qui on est, nous? 007! Ta ta tan ta tatata tan tan tan!

Charlie fredonne la musique de John Barry. Il chante juste mais cela n’empêche pas la Maîtresse du Monde de chialer pathétiquement, la tête enfoncée dans son oreiller aux couleurs criardes style Versace (qui n’est pas mort puisque son oeuvre vit toujours).

— N’essayez pas de m’attendrir, Madame Wardmoncul. Est-ce que vous vous êtes attendrie lorsque des régions entières ont été brisées par des dégraissages massifs, des restructurations intensives, des plans sociaux abusifs décidés uniquement pour vos beaux yeux? Alors pas de chichis, s’il vous plaît. Un peu de dignité et tout se passera bien. My name is Bond, James Bond. Nous sommes seulement venus ici pour vous demander de dire à votre fonds de pension Templeton qui gère 200 milliards d’euros que, désormais, il ne pourra plus réclamer les mêmes rendements à ses entreprises, parce que sinon, de plus en plus de gens comme nous viendront rendre visite à des gens comme vous, d’accord?

C’est alors que Tamara s’est interposée.

— Attends, Charlie, je crois qu’elle essaie de te montrer quelque chose.

Effectivement, la vioque montrait de ses doigts boudinés une photo encadrée sur sa table basse. Elle représentait un beau soldat de l’US Army souriant, en noir et blanc, avec son casque sur la tête.

— MmfhghmfphhggH! gueulait-elle en pointant le portrait.

J’ai retiré le bandana de sa bouche pour qu’on puisse entendre un peu mieux ce qu’elle voulait dire par Mmfhghmfphhgg. Elle s’est mise à brailler comme un putois.

— WE SAVED YOUR ASS IN ‘44! MY HUSBAND DIED IN NORFUCKINGMANDY!! Regarde, CONNARD, le photo de MON MARI morte CHEZ VOUS à la D DAY!!

Personnellement, j’ai trouvé qu’elle marquait un point. Mais ça a fait déraper Charlie. Moi, je n’étais pas au courant de ses antécédents familiaux. Première nouvelle, je vous assure.

– Écoute, la Miss. On va pas se balancer nos morts à la figure toute la soirée. Cette guerre, vous ne l’avez faite que pour exporter Coca-Cola. IT’S COCA-COLA WHO KILLED YOUR HUSBAND! Moi, mon père s’est suicidé parce qu’on l’avait viré de sa boîte pour augmenter ses bénéfices. Je l’ai retrouvé pendu, tu comprends ça, salope? YOU KILLED MY FATHER!

Il la giflait un peu trop. La vieille saignait du nez. Je vous jure que j’ai essayé de le retenir mais l’alcool décuplait ses forces.

— T’AS FLINGUE MON PÈRE, VIEILLE TRUIE, TU VAS PAYER MAINTENANT!

Il la rouait de coups, visait les yeux avec ses poings, a cassé sa bouteille de bière sur son nez, a fait sauter son dentier et l’a introduit dans sa chatte, enfin bon, nous pourrions aussi considérer qu’il décida d’abréger une existence pleine de souffrances, et, de toute façon, presque arrivée à son terme, mais il me semble qu’on peut aussi appeler cela un dérapage. Bref, au bout de cinq minutes (ce qui est très long — par exemple, un round de boxe dure moins longtemps), Mrs Ward ne respirait plus et une odeur de merde a envahi la pièce. La housse Versace serait bonne pour le pressing.

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