– Je suis à vos ordres, monsieur, répondit le banquier.
Prosper comprit, il plaça avec affectation son chapeau bien en évidence sur une table, comme pour montrer qu’il n’avait pas l’intention de s’éloigner, et passa dans le bureau voisin.
Fanferlot sortit également; mais le commissaire de police avait eu le temps de lui faire un signe que les autres ne virent pas, et auquel il répondit.
Il signifiait, ce signe: «Vous me répondez de cet homme.»
L’agent de la sûreté n’avait nul besoin de cet encouragement à une attentive surveillance. Ses soupçons étaient trop vagues, trop vif était son désir de réussir, pour qu’il pût consentir à perdre Prosper de vue, à cesser de l’étudier.
C’est pourquoi, entré dans le bureau sur les pas du caissier, il alla s’établir tout au fond, dans l’ombre, sur une banquette, parut chercher une position commode, se tourna, se retourna, bâilla à se démettre la mâchoire, et finalement ferma les yeux.
Prosper, lui, était allé s’asseoir à la place et devant le pupitre d’un des employés absent pour le moment. Les autres brûlaient de connaître le résultat de l’enquête sommaire, la plus ardente curiosité brillait dans leurs yeux, pourtant ils n’osaient interroger.
N’y tenant plus, le petit Cavaillon, le défenseur du caissier, se risqua:
– Eh bien? hasarda-t-il.
Prosper haussa les épaules.
– On ne sait pas, répondit-il.
Était-ce conscience de son innocence, certitude de l’impunité, insouciance du résultat? Les employés remarquaient, non sans une stupéfaction profonde, que le caissier avait repris son attitude accoutumée, cette sorte de hauteur glaciale qui tient les gens à distance et qui lui avait fait tant d’ennemis dans la maison.
De son émotion, si grande tout à l’heure qu’il faisait pitié à voir, il n’avait gardé d’autres traces qu’une pâleur plus grande, un cercle plus brun autour de ses yeux rougis et le désordre de ses cheveux encore humides de la sueur froide de l’épouvante.
Jamais un étranger, entrant, n’aurait supposé que ce jeune homme, qui était là, assis, jouant machinalement avec un crayon, était sous le coup d’une accusation de vol et allait être arrêté.
Bientôt, cependant, il cessa de remuer le crayon qu’il tenait; il attira à lui une feuille de papier et y traça en hâte quelques lignes.
Eh! eh! pensa Fanferlot, dit l’Écureuil, dont l’ouïe et la vue fonctionnaient à miracle, malgré son profond sommeil, eh! eh! on fait ses petites confidences au papier; nous allons donc enfin savoir quelque chose de positif.
Sa courte lettre écrite, Prosper la plia soigneusement, la réduisant au moindre volume possible, et, après un regard furtif donné à l’agent de la sûreté, toujours immobile dans son coin, il la jeta au petit Cavaillon avec ce seul mot:
– Gypsy!
Tout cela fut exécuté avec un tel sang-froid, si prestement, avec une si rare habileté, que Fanferlot – un amateur – en fut émerveillé, confondu, et même un peu inquiet.
Diable! se dit-il, pour un innocent, mon jeune homme a plus d’estomac et de nerf que beaucoup de mes vieilles pratiques. Ce que c’est pourtant que l’éducation.
Oui, innocent ou coupable, il fallait que Prosper fût doué d’une robuste énergie pour affecter cet imperturbable calme, pour faire preuve de cette présence d’esprit; car enfin, de l’autre côté, en ce moment même, son sort, son avenir, son honneur, sa vie en décidaient. Et il avait trente ans!…
Avant d’agir, soit déférence fort naturelle, soit espoir de faire jaillir quelque lueur d’une conversation plus intime, le commissaire de police avait tenu à prévenir le banquier.
– Le doute n’est plus possible, monsieur, dit-il dès qu’ils furent seuls; c’est ce jeune homme qui vous a volé. Je manquerais à mon devoir si je ne m’assurais provisoirement de sa personne; le parquet ensuite l’élargira ou maintiendra son arrestation.
Cette déclaration parut toucher singulièrement le banquier.
– Pauvre Prosper! murmura-t-il.
Et, voyant l’étonnement de son interlocuteur, il ajouta:
– Jusqu’aujourd’hui, monsieur, j’ai eu en sa probité la foi la plus absolue: je lui aurais, sans hésiter, confié ma fortune. Je me suis presque mis à ses genoux pour obtenir l’aveu d’un moment d’égarement, lui promettant pardon et oubli: je n’ai pu le toucher. Je l’aimais, et maintenant encore, malgré les soucis et les humiliations que je prévois, je ne saurais le haïr.
Le commissaire eut l’air de ne pas comprendre.
– Comment, demanda-t-il, des humiliations?
– Quoi! monsieur, fit vivement M. Fauvel, la justice ne doit-elle pas être et n’est-elle pas une pour tous? De ce que je suis chef de maison pendant qu’il n’est qu’employé, s’ensuit-il qu’on doive me croire sur parole? Pourquoi ne me serais-je pas volé moi-même? On connaît des exemples. On me demandera des faits, je serai obligé d’exposer à un juge la situation exacte de ma maison, de lui expliquer mes affaires, de lui dévoiler le secret et le mécanisme de mes opérations.
– Il se peut, en effet, monsieur, qu’on vous demande quelques explications, mais votre honorabilité bien connue…
– Hélas! lui aussi était honnête. Qui eût été soupçonné si ce matin je n’avais pu trouver à l’instant cent mille écus? Qui serait soupçonné si je ne pouvais prouver que mon actif disponible dépasse mon passif de plus de trois millions?…
Pour tout homme de cœur, la pensée, la possibilité, l’apparence d’un soupçon est une souffrance cruelle; le banquier souffrait, le commissaire s’en aperçut.
– Soyez tranquille, monsieur, dit-il, avant huit jours la justice aura réuni assez de preuves pour établir la culpabilité de ce malheureux, que nous pouvons maintenant faire revenir.
Prosper rappelé revint avec M. Fanferlot, qu’on avait eu bien du mal à éveiller, et c’est sans un tressaillement, avec tous les dehors de l’insensibilité la plus complète qu’il s’entendit annoncer qu’il était arrêté.
Il répondit simplement, sans la moindre emphase:
– Je jure que je suis innocent!
M. Fauvel, bien plus troublé que son caissier, essaya une dernière tentative:
– Il en est temps encore, mon enfant, fit-il, au nom du Ciel, réfléchissez…
Prosper ne sembla pas l’entendre. Il tira de sa poche une petite clé qu’il plaça sur la cheminée.
– Voici, monsieur, dit-il, la clé de votre caisse. J’espère, pour moi, que vous reconnaîtrez un jour que je ne vous ai rien pris; j’espère pour vous que vous ne le reconnaîtrez pas trop tard.
Puis, comme tout le monde se taisait, il reprit: