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Enfin, au moment où sonnait la demie de deux heures, la porte du salon s’ouvrit et un domestique annonça:

– Monsieur le marquis de Clameran.

Mme Fauvel s’était promis de rester calme, froide même. Pendant sa dure insomnie de la nuit, elle s’était efforcée de prévoir et d’arranger à l’avance toutes les circonstances de cette pénible entrevue. Même, elle avait songé aux paroles qu’elle prononcerait, elle devait dire ceci, puis cela.

Mais, au moment suprême, son énergie la trahit, une émotion affreuse la cloua sur son fauteuil, sans voix, sans idées.

Lui, cependant, après s’être respectueusement incliné, restait debout au milieu du salon, immobile, attendant.

C’était un homme de cinquante ans, à la moustache et aux cheveux grisonnants, au visage triste et sévère, ayant grand air et portant avec distinction ses vêtements noirs.

Remuée d’inexprimables sensations, frissonnante, Mme Fauvel le considérait, cherchant sur son visage quelque chose des traits de l’homme qu’elle avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même, de cet amant qui avait appuyé ses lèvres sur les siennes, qui l’avait pressée contre sa poitrine, dont elle avait eu un fils.

Et elle s’étonnait de ne rien trouver chez l’homme mûr de l’adolescent dont le souvenir avait hanté sa vie… non, rien…

À la fin, comme il ne bougeait pas, d’une voix expirante, elle murmura:

– Gaston!

Mais lui, secouant tristement la tête, répondit:

– Je ne suis pas Gaston, madame. Mon frère a succombé aux douleurs et aux misères de l’exil; je suis Louis de Clameran.

Quoi! ce n’était pas Gaston qui lui avait écrit, ce n’était pas Gaston qui se tenait là, debout, devant elle!

Que pouvait-il donc vouloir, cet autre, ce frère en qui Gaston, autrefois, n’avait pas eu, elle le savait, assez de confiance pour livrer leur secret?

Mille probabilités plus terrifiantes les unes que les autres se présentaient en même temps à sa pensée.

Pourtant elle réussit à dompter si promptement ses défaillances que Louis les aperçut à peine. L’affreuse étrangeté de sa situation, l’imminence même du péril donnaient à son esprit une lucidité supérieure.

D’un geste nonchalant elle montra un fauteuil à Louis, en face d’elle, et du ton le plus calme, elle dit:

– Alors, monsieur, veuillez m’expliquer le but d’une visite, à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Le marquis ne voulut pas remarquer ce changement subit. Sans cesser de tenir ses yeux obstinément fixés sur les yeux de Mme Fauvel, il s’assit.

– Avant tout, madame, commença-t-il, je dois vous demander si nul ne peut écouter ce que nous disons ici.

– Pourquoi cette question?… Je ne crois pas que vous ayez à me dire rien que ne puissent entendre mon mari et mes enfants.

Louis haussa les épaules avec une affectation visible, à peu près comme un homme sensé aux divagations d’un fou.

– Permettez-moi d’insister, madame, fit-il, non pour moi mais pour vous.

– Parlez, monsieur, parlez sans crainte, nous sommes à l’abri de toute indiscrétion.

En dépit de cette assurance, le marquis approcha son fauteuil auprès de la causeuse de Mme Fauvel, afin de pouvoir parler bas, tout bas, comme s’il eût été effrayé de ce qu’il avait à dire.

– Je vous l’ai dit, madame, reprit-il, Gaston est mort. Ainsi que cela devait être, c’est moi qui ai recueilli ses dernières pensées, c’est moi qu’il a choisi pour être l’exécuteur de ses suprêmes volontés. Comprenez-vous, maintenant?…

Elle ne comprenait que trop, la pauvre femme, mais c’est en vain qu’elle s’efforçait de pénétrer les desseins de ce visiteur fatal. Peut-être venait-il simplement réclamer le précieux dépôt de Gaston.

– Je ne vous rappellerai pas, poursuivait Louis, les funestes circonstances qui ont brisé la vie de mon frère et perdu son avenir.

Pas un des muscles du visage de Mme Fauvel ne bougea. Elle paraissait chercher dans sa mémoire à quelle circonstance Louis faisait allusion.

– Vous avez oublié, madame? reprit-il d’un ton amer, je vais essayer de m’expliquer plus clairement. Il y a longtemps, oh! bien longtemps de cela, vous avez aimé mon malheureux frère…

– Monsieur!…

– Oh! il est inutile de nier, madame; Gaston, faut-il que je vous le répète, m’a tout confié, tout, ajouta-t-il en soulignant le mot.

Mais Mme Fauvel ne devait pas s’effrayer de cette révélation. Que pouvait être ce tout? Rien, puisque Gaston était parti sans la savoir enceinte.

Elle se leva, et avec une assurance qui était bien loin de son cœur:

– Vous oubliez, ce me semble, monsieur, prononça-t-elle, que vous parlez à une femme vieille maintenant, mariée et mère de famille. Il se peut que votre frère m’ait aimée, c’est son secret et non le vôtre. Si, jeune et inexpérimentée, je n’ai pas été parfaitement prudente, ce n’est pas à vous de me le rappeler. Il ne me le rappellerait pas, lui!… Enfin, quel qu’ait été ce passé que vous évoquez, j’en ai depuis vingt ans perdu le souvenir.

– Ainsi, vous avez oublié?

– Tout, absolument.

– Même votre enfant, madame?

Cette phrase, lancée avec un de ces regards qui plongent jusqu’au fond de l’âme, atteignit Mme Fauvel comme un coup de massue. Elle se laissa retomber sur la causeuse, se disant: quoi! il sait! Comment a-t-il pu savoir?

S’il ne se fût agi que d’elle, certes elle n’eût point lutté, elle se serait rendue à discrétion. Mais elle avait le bonheur des siens à garder et à défendre, et dans le sentiment de ce devoir sacré, elle puisait une énergie dont jamais on ne l’eût crue capable.

– Je crois que vous m’insultez, monsieur! dit-elle.

– Ainsi, c’est bien vrai, vous ne vous souvenez plus de Valentin-Raoul?

– Mais c’est donc une gageure!…

Elle voyait bien maintenant que cet homme savait tout, en effet. D’où? Peu lui importait. Il savait… Mais elle était décidée, bien résolue à nier quand même, obstinément, à nier devant les preuves les plus irrécusables, les plus évidentes.

Un instant elle eut la pensée de chasser honteusement le marquis de Clameran. La prudence l’arrêta. Elle se dit qu’il fallait au moins connaître quelque chose de ses projets.

– Enfin! reprit-elle avec un rire forcé, où voulez-vous en venir?

– Voici, madame. Il y a deux ans les hasards de l’exil conduisirent mon frère à Londres. Là, dans une famille, il rencontra un tout jeune homme du nom de Raoul. La physionomie, l’intelligence de cet adolescent frappèrent à ce point Gaston qu’il voulut savoir qui il était. C’était un pauvre enfant abandonné, et, tous les renseignements pris, mon frère acquit la certitude que ce Raoul était son fils, le vôtre, madame.

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