– Le dernier des Lagors (Jules-René-Henri), portant, sans droits bien constatés, le titre de comte, épousa, en 1829, la demoiselle Rosalie-Clarisse Fontanet, de Tarascon; est décédé en décembre 1848, sans héritier mâle, laissant seulement deux filles. Les registres de l’état civil consultés ne font mention d’aucune personne, dans l’arrondissement, portant le nom de Lagors.
» Eh bien! demanda le gros homme, que dites-vous du renseignement?
Prosper était abasourdi.
– Comment alors monsieur Fauvel traite-t-il Raoul comme son neveu?
– Comme le neveu de sa femme, vous voulez dire. Mais examinons la notice numéro deux. Elle n’est pas officielle, mais elle éclaire d’un jour précieux les vingt mille livres de rentes de votre ami:
» Jules-René-Henri de Lagors, dernier de son nom, est mort à Saint-Rémy le 29 décembre 1848, dans un état voisin de la misère. Il avait eu une certaine fortune, l’entreprise d’une magnanerie modèle le ruina. Il n’a pas laissé de garçon, mais seulement deux filles, dont l’une est institutrice à Aix, et l’autre mariée à un petit négociant d’Orgon. Sa veuve, qui habite le mas de la Montagnette, ne vit exactement que des libéralités d’une de ses parentes, femme d’un riche banquier de la capitale. On ne connaît personne du nom de Lagors dans l’arrondissement d’Arles.
» Voilà tout! fit M. Verduret, pensez-vous que ce soit assez?
– C’est-à-dire, monsieur, que je me demande si je suis bien éveillé.
– Je conçois cela. Cependant, j’ai une remarque à vous faire. Des gens attentifs objecteront peut-être que madame veuve de Lagors a pu, après la mort de son mari, avoir un enfant naturel non avoué et portant son nom. Cette objection est détruite par l’âge de votre ami. Raoul a vingt-quatre ans, et il y a moins de vingt ans que monsieur de Lagors est mort.
Il n’y avait rien à répliquer, et Prosper le comprit bien.
– Mais alors, fit-il, devenu pensif, qui serait donc Raoul?
– Je l’ignore. Franchement, il est plus malaisé de découvrir qui il est que de savoir qui il n’est pas. Un seul homme, sur ce point, pourrait nous renseigner, mais il se garderait bien de rien dire.
– Monsieur de Clameran, n’est-ce pas?
– Juste.
– Toujours il m’a inspiré une inexplicable répulsion, dit Prosper. Ah! si on pouvait avoir son dossier, à celui-là!
– J’ai déjà quelques petites notes, répondit M. Verduret, qui m’ont été fournies par votre père, lequel connaît bien la famille Clameran; elles sont fort succinctes, mais j’en attends d’autres.
– Que vous a dit mon père?
– Rien de favorable, rassurez-vous. Voici au surplus, pour votre édification, le résumé de ses renseignements:
» Louis de Clameran est né au château de Clameran, près de Tarascon. Il avait un frère aîné nommé Gaston. En 1842, à la suite d’une rixe où il avait eu le malheur de tuer un homme et d’en blesser grièvement un autre, Gaston fut obligé de s’expatrier. C’était un garçon loyal, franc, honnête, que tout le monde aimait. Louis, au contraire, avait les plus détestables instincts et était haï.
» À la mort de son père, Louis vint à Paris, et, en moins de deux ans, dévora, non seulement sa part de l’héritage paternel, mais aussi la part de son frère exilé.
» Ruiné, criblé de dettes, Louis de Clameran se fit soldat, et se conduisit si mal au régiment qu’il fut envoyé aux compagnies de discipline.
» À sa sortie du service, on le perd totalement de vue; tout ce qu’on sait, c’est qu’il habita successivement l’Angleterre et l’Allemagne, où il eut une horrible affaire dans une ville de jeux.
» En 1865, nous le retrouvons à Paris. Il était dans la dernière des misères et fréquentait les pires sociétés, vivant uniquement dans le monde des escrocs et des filles.
» Il avait usé les plus honteux expédients lorsque, tout à coup, il apprit le retour de son frère en France. Gaston avait fait fortune au Mexique. Mais, jeune encore, habitué à une vie active, il venait d’acheter, près d’Oloron, une usine de fer, quand, il y a six mois, il est mort entre les bras de son frère Louis. Cette mort a donné à notre Clameran et une grande fortune et le titre de marquis.
Prosper réfléchissait. Depuis vingt-quatre heures que M. Verduret travaillait devant lui, il commençait à se pénétrer de sa méthode d’induction. Comme lui, il essayait de grouper les faits, d’ajuster les circonstances à des soupçons plus ou moins probables.
– De ce que vous m’apprenez, fit-il enfin, il résulte que monsieur de Clameran, le nôtre, bien entendu, était dans une profonde misère, lorsque je l’ai aperçu pour la première fois chez monsieur Fauvel.
– Évidemment.
– Et c’est peu après que Lagors est arrivé de sa province?
– Justement.
– Et c’est un mois environ après son arrivée que Madeleine, tout à coup, m’a banni.
– Allons donc!… s’écria M. Verduret, vous commencez à vous former et à comprendre la signification des faits.
Il s’interrompit à la vue d’un nouveau consommateur qui entrait à la Bonne Foi.
C’était un domestique de bonne maison, bien peigné, mieux rasé, portant dignement ses favoris noirs à la Bergami; il avait de belles bottes plissées à revers, la culotte jaune, et le gilet à manches, à raies rouges et noires.
Après un coup d’œil rapide, mais sûr, jeté autour de la salle, il marcha rapidement vers la table de M. Verduret.
– Eh bien! maître Joseph Dubois? interrogea le gros homme.
– Ah! patron, ne m’en parlez pas, répondit le domestique, ça chauffe, voyez-vous, ça chauffe ferme.
Toute l’attention dont Prosper était capable, il la concentrait sur le superbe domestique.
Il lui semblait qu’il connaissait cette physionomie. Il se disait que très certainement il avait déjà vu quelque part ce front fuyant et ces yeux d’une agaçante mobilité.
Mais où, mais en quelles circonstances? Il cherchait et ne trouvait pas.
Cependant, maître Joseph s’était assis, non à la table de M. Verduret, mais à la table voisine, et il avait demandé un verre d’absinthe qu’il préparait lentement, laissant l’eau tomber goutte à goutte de très haut, selon la formule.
– Parle! lui dit M. Verduret.
– Pour commencer, patron, je dois vous avouer que tout n’est pas rose dans le métier de valet de chambre-cocher de monsieur de Clameran.
– Au fait au fait! tu te plaindras demain.
– Bon, j’y suis. Donc, hier, mon bourgeois est sorti à pied sur les deux heures. Comme de juste, je l’ai suivi. Savez-vous où il allait? La bonne farce! Il se rendait au Grand-Archange, au rendez-vous de la petite dame.