– Madeleine!… murmura-t-il, Madeleine!…
M. de Lagors ne crut pas devoir remarquer l’exclamation; il s’était levé.
– Il faut que je te quitte, mon cher Prosper, dit-il; samedi, je verrai ces dames au bal, et je te donnerai des nouvelles. D’ici là, du courage, et souviens-toi que, quoi qu’il arrive, tu peux compter sur moi.
Une dernière fois, Raoul serra les mains de Prosper avant de se retirer. Il devait être déjà dans la rue que le malheureux caissier restait encore debout à la même place, immobile, anéanti.
Il fallut, pour le tirer de ses sombres méditations, la voix railleuse de l’homme aux favoris roux, qui était venu se placer devant lui.
– Voilà les amis! disait M. Verduret.
– Oui!… répondit Prosper avec amertume. Et cependant, vous l’avez entendu, il m’a offert la moitié de sa fortune.
M. Verduret haussa les épaules d’un air de compassion.
– C’est mesquin de sa part, dit-il. Que n’offrait-il, pendant qu’il y était, sa fortune entière? Ces offres-là n’engagent pas. Cependant je suis persuadé que ce joli garçon donnerait bien dix beaux billets de mille francs pour savoir l’Océan entre vous et lui.
– Lui! monsieur… et pourquoi?
– Qui sait? peut-être pour cette même raison qui l’a engagé à vous bien faire remarquer que depuis un mois il n’a pas mis le pied chez son oncle.
– Mais c’est la vérité, monsieur, j’en suis sûr.
– Naturellement! répondit M. Verduret, d’un air goguenard. Mais, tenez, reprit-il sérieusement, en voici assez sur ce joli garçon; j’ai sa mesure, c’est tout ce que je voulais. Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, changer de costume et nous irons ensemble rendre visite à monsieur Fauvel.
Cette proposition sembla révolter Prosper.
– Jamais! s’écria-t-il, avec une violence extraordinaire. Non, jamais! je ne saurais prendre sur moi de subir la vue de ce misérable.
Cette résistance ne surprit pas M. Verduret.
– Je vous comprends, dit-il, et je vous excuse, mais j’espère que vous reviendrez sur ce premier mouvement. De même que j’ai voulu voir monsieur de Lagors, je veux voir monsieur Fauvel; il le faut, entendez-vous? Êtes-vous faible à ce point de ne pouvoir vous contraindre cinq minutes? Je me présenterai comme un de vos parents, vous n’aurez pas un mot à dire.
– S’il le faut absolument, fit Prosper, si vous le voulez…
– Oui, je le veux. Allons, morbleu! un peu d’assurance, donc, et de la confiance. Vite, allez faire un brin de toilette, il se fait tard, j’ai faim, nous déjeunerons en route, tout en causant.
Le caissier venait à peine de passer dans sa chambre à coucher, quand un nouveau coup de sonnette retentit.
M. Verduret alla ouvrir. C’était le portier; il tenait à la main un pli assez volumineux.
– Voilà, dit-il, une lettre qu’on a apportée ce matin pour monsieur Bertomy, j’ai été, quand je l’ai revu, tellement saisi, que je n’ai pas songé à la lui remettre. C’est tout de même une drôle de lettre, n’est-ce pas, monsieur?
Lettre singulière en effet! L’adresse n’était pas écrite à la main; les mots qui la composaient étaient formés avec des lettres imprimées, découpées soigneusement sur un livre ou sur un journal, et collées sur l’enveloppe.
– Oh! fit M. Verduret, qu’est ceci?
Et s’adressant au concierge:
– Asseyez-vous un instant ici, mon brave, dit-il, je reviens.
Il laissa le concierge dans la salle à manger et passa dans le salon, dont il eut soin de refermer la porte. Prosper s’y trouvait; il avait entendu la sonnette d’abord, puis un bruit de voix, et il venait savoir ce qu’il se passait.
– Voici ce qu’on a apporté pour vous, fit M. Verduret.
Et sans façon il brisa l’enveloppe.
Des billets de banque s’en échappèrent; il les compta, il y en avait dix.
Prosper était devenu pourpre.
– Qu’est-ce que cela signifie? dit-il.
– Nous allons le savoir, répondit M. Verduret, voici un mot joint à l’envoi.
Ce billet, comme l’adresse, était composé de lettres et de mots imprimés, découpés et collés. Il était court, mais explicite:
Mon cher Prosper, un ami qui connaît l’horreur de votre situation vous fait passer ce secours. Il est un cœur, sachez-le, qui a partagé toutes vos angoisses. Partez, quittez la France, vous êtes jeune, l’avenir vous appartient. Partez, et puisse cet argent vous porter bonheur.
À mesure que lisait, à haute voix, l’homme aux favoris roux, la colère de Prosper grandissait. Colère folle, car il ne savait comment s’expliquer les événements qui se succédaient, et il sentait sa raison s’égarer.
– Tout le monde veut donc que je parte! s’écria-t-il c’est donc une conjuration!
M. Verduret dissimula un sourire de satisfaction.
– Enfin! fit-il, vous ouvrez les yeux, vous commencez à comprendre. Oui, mon enfant, il est des gens qui vous haïssent pour tout le mal qu’ils vous ont fait; oui, il est des gens pour qui votre présence à Paris serait une perpétuelle menace, et qui veulent vous éloigner à tout prix.
– Mais quels sont ces gens, monsieur? dites-le-moi; dites-moi qui se permet de m’envoyer cet argent.
L’ami de M. Bertomy le père hocha tristement la tête.
– Si je le savais, mon cher Prosper, répondit-il, ma tâche serait remplie, car je saurais alors qui a commis le vol dont vous avez été accusé. Mais nous allons chercher. Je tiens enfin un de ces indices qui deviennent tôt ou tard une charge accablante. Je n’avais que des déductions plus ou moins probables; j’ai maintenant un fait qui me prouve que je ne me trompais pas. Je marchais dans les ténèbres; à présent, j’ai une lueur pour me guider.
M. Verduret, cet homme aux apparences triviales, à l’entrain facile du commis voyageur, trouvait, quand bon lui semblait, de ces accents impérieux qui imposent aux âmes faibles et dominent les esprits malades.
Prosper, en l’écoutant, reprenait quelque assurance et sentait, en lui, renaître l’espoir.
– Il s’agit, poursuivait M. Verduret, de tirer parti de cet indice que nous livre l’imprudence de vos ennemis. Commençons par interroger le portier.
Il ouvrit la porte et appela:
– Hé! mon brave! avancez un peu s’il vous plaît.
Le concierge, homme fort poli, s’approcha en tortillant sa casquette, fort intrigué de l’autorité que s’arrogeait cet inconnu chez son locataire.