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Seulement, ces révoltantes extorsions amenaient parfois de telles crises, que Raoul ému, bouleversé, était pris, pour lui-même, d’horreur et de dégoût.

– Le cœur me manque, disait-il à son oncle, je suis à bout. Volons à main armée, je le veux bien; mais égorger deux malheureuses que j’aime, c’est plus fort que moi!

Clameran ne semblait nullement s’étonner de ces répugnances.

– C’est triste, répondait-il, je le sais bien, mais nécessité n’a pas de loi. Allons, un peu d’énergie et de patience, nous touchons au but.

Ils en étaient plus proches que ne le supposait Clameran. Vers la fin du mois de novembre, Mme Fauvel se sentit si bien à la veille d’une catastrophe, que l’idée lui vint de s’adresser au marquis.

Elle ne l’avait pas revu depuis qu’à son retour d’Oloron, il était venu lui annoncer son héritage. Persuadée, à cette époque, qu’il était le mauvais génie de Raoul, elle l’avait assez mal reçu pour lui donner le droit de ne plus se représenter.

Elle hésita avant de parler à sa nièce de ce projet, redoutant une vive opposition.

À sa grande surprise, Madeleine l’approuva.

– Plus tôt tu verras monsieur de Clameran, dit-elle à sa tante, mieux cela vaudra.

En conséquence, le surlendemain même, Mme Fauvel arrivait à l’hôtel du Louvre, chez le marquis, prévenu à l’avance par un billet.

Il la reçut avec une politesse froide et étudiée, en homme qui a été méconnu et qui, affligé et blessé, se tient sur la réserve.

Il parut indigné de la conduite de son neveu, et même, à un moment, il laissa échapper un juron, disant qu’il aurait raison de ce drôle.

Mais quand Mme Fauvel lui eut appris que s’il s’adressait sans cesse à elle, c’est qu’il ne voulait rien lui demander à lui, Clameran semblait confondu.

– Ah! s’écria-t-il, c’est trop d’audace, aussi! Le misérable! Je lui ai, depuis quatre mois, remis plus de vingt mille francs, et si j’ai consenti à les lui donner, c’est que sans cesse il me menaçait de recourir à vous.

Et voyant sur la figure de Mme Fauvel une surprise qui ressemblait à un doute, Louis se leva, ouvrit son secrétaire et en sortit des reçus de Raoul qu’il montra. Le total de ces reçus s’élevait à vingt-trois mille cinq cents francs.

Mme Fauvel était anéantie.

– Il a eu de moi près de quarante mille francs, dit-elle, c’est donc soixante mille francs au moins qu’il a dépensés depuis quatre mois.

– Ce serait incroyable, répondit Clameran, s’il n’était amoureux, à ce qu’il dit.

– Mon Dieu! que font donc ces créatures de tout l’argent qu’on dépense pour elles?…

– Voilà ce qu’on n’a jamais pu savoir…

Il paraissait très sincèrement plaindre Mme Fauvel; il lui promit que, ce soir même, il verrait Raoul, qu’il saurait bien ramener à des sentiments meilleurs. Puis, après de longues protestations, il finit par mettre sa fortune entière à sa disposition.

Mme Fauvel refusa ses offres, mais elle en fut touchée, et en rentrant elle disait à sa nièce:

– Peut-être nous sommes-nous trompées, peut-être n’est-ce pas un mauvais homme…

Madeleine hocha tristement la tête. Ce qui arrivait, elle l’avait prévu; le beau désintéressement du marquis, c’était la confirmation de ses pressentiments.

Raoul, lui, était allé chez son oncle, chercher des nouvelles. Il le trouva radieux.

– Tout marche à souhait, mon neveu, lui dit Clameran; tes reçus ont fait merveille. Ah! tu es un solide partenaire et je te dois les plus chaudes félicitations. Quarante mille francs en quatre mois?

– Oui, répondit négligemment Raoul, c’est à peu près ce que m’a prêté le Mont-de-Piété.

– Peste! tu dois avoir de belles économies, car la demoiselle des Délassements n’est, je l’imagine, qu’un prétexte?

– Ceci, cher oncle, est mon affaire. Souviens-toi de nos conventions. Ce que je puis te dire, c’est que madame Fauvel et Madeleine ont fait argent de tout; elles n’ont plus rien, et moi j’ai assez de mon rôle.

– Aussi ton rôle est-il fini. Je te défends désormais de demander un centime.

– Où en sommes-nous donc? Qu’y a-t-il?

– Il y a, mon neveu, que la mine est assez chargée, et que je n’attends plus qu’une occasion pour y mettre le feu.

Cette occasion, qu’attendait avec une fiévreuse impatience Louis de Clameran, son rival, Prosper Bertomy, devait, pensait-il, la lui fournir.

Il aimait trop Madeleine pour ne pas être jaloux jusqu’à la rage de l’homme que, librement, elle avait choisi, pour ne pas le haïr de toute la force de sa passion.

Il ne tenait qu’à lui, il le savait, d’épouser Madeleine; mais comment? Grâce à d’indignes violences, en lui tenant le couteau sur la gorge. Il se sentait devenir fou à l’idée qu’il la posséderait, que son corps serait à lui, mais que sa pensée, échappant à sa puissance, s’envolerait vers Prosper.

Aussi s’était-il juré qu’avant de se marier il précipiterait le caissier dans quelque cloaque d’infamie, d’où il lui serait impossible de sortir. Il avait songé à le tuer, il aimait mieux le déshonorer.

Jadis il s’était imaginé qu’il lui serait aisé de perdre l’infortuné jeune homme; il supposait que lui-même en fournirait les moyens. Il s’était trompé.

Prosper menait, il est vrai, une de ces existences folles qui conduisent le plus souvent à une catastrophe finale, mais il mettait un certain ordre à son désordre. Si sa situation était mauvaise, périlleuse, s’il était dévoré de besoins, harcelé par les créanciers, réduit aux expédients, il était impossible de s’en apercevoir, tant ses précautions étaient bien prises.

Toutes les tentatives faites pour hâter sa ruine avaient échoué, et c’est vainement que Raoul, les mains pleines d’or, jouant le rôle du tentateur, avait essayé de préparer sa chute.

Il jouait gros jeu, mais il jouait sans passion, presque sans goût, et jamais l’exaltation du gain ni le dépit de la perte ne lui faisaient perdre son sang-froid.

Sa maîtresse, Nina Gypsy, était dépensière, extravagante, mais elle lui était dévouée et ses fantaisies ne dépassaient pas certaines limites.

En bien examinant sa conduite, elle était celle d’un homme désolé qui s’efforce de s’étourdir, mais qui cependant n’a pas abdiqué toute espérance, et qui cherche surtout à gagner du temps.

Intime ami de Prosper, son confident, Raoul avait, d’un œil sagace, jugé la situation et pénétré les sentiments secrets du caissier.

– Tu ne connais pas Prosper, mon oncle. Madeleine l’a tué, le jour où elle l’a exilé. Tout lui est indifférent, il ne prend intérêt à rien.

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