– Eh bien! nous abordons le cinquième acte; par conséquent, un nouveau revirement est indispensable à notre pièce.
– Un nouveau revirement…
– Te paraît difficile, n’est-ce pas? Rien de si simple. Écoute-moi bien, car de ton habileté dépend l’avenir.
Raoul, sur son fauteuil, prit la pose des auditeurs intrépides, et dit simplement:
– Je suis tout à toi.
– Donc, reprit Louis, dès demain, tu iras trouver madame Fauvel, et tu lui diras ce dont nous sommes convenus relativement à Gaston. Elle ne te croira pas, peu importe. L’important, c’est que tu aies l’air, toi, absolument convaincu de ton récit.
– Je serai convaincu.
– Moi, d’ici quatre ou cinq jours, je verrai monsieur Fauvel et je lui confirmerai l’avis qu’a dû lui donner mon notaire d’Oloron, à savoir que les fonds déposés chez lui m’appartiennent. Je rééditerai, à son intention, l’histoire du frère naturel, et je le prierai de vouloir bien garder cet argent dont je n’ai que faire. Tu es la défiance même, mon neveu, ce dépôt sera pour toi une garantie de ma sincérité.
– Nous recauserons de cela.
– Ensuite, mon beau neveu, j’irai trouver madame Fauvel, et je lui tiendrai à peu près ce langage: «Étant fort pauvre, chère dame, j’ai dû vous imposer l’obligation de venir en aide au fils de mon frère qui est votre fils. Ce garçon est un coquin…»
– Merci, mon oncle!
– «… Il vous a donné mille soucis, il a empoisonné votre vie qu’il était de son devoir d’embellir, agréez mes excuses et croyez à mes regrets. Aujourd’hui, je suis riche, et je viens vous annoncer que j’entends désormais me charger seul du présent et de l’avenir de Raoul.»
– Et c’est là ce que tu appelles un plan?
– Parbleu! tu vas bien le voir. À cette déclaration, il est probable que madame Fauvel aura envie de me sauter au cou. Elle ne le fera pas, cependant, retenue qu’elle sera par la pensée de sa nièce, elle me demandera si, du moment où j’ai de la fortune, je ne renonce pas à Madeleine. À quoi je répondrai carrément: «Non». Même, ce sera l’occasion d’un beau mouvement de désintéressement. «Vous m’avez cru cupide, madame, lui dirai-je, vous vous êtes trompée. J’ai été séduit, comme tout homme le doit être, par la grâce, par les charmes, l’esprit et la beauté de mademoiselle Madeleine, et… je l’aime. N’eût-elle pas un sou, qu’avec plus d’instances encore, je vous demanderais sa main, à genoux. Il a été décidé qu’elle serait ma femme, permettez-moi d’insister sur ce seul article de nos conventions. Mon silence est à ce prix. Et pour vous prouver que sa dot ne compte pas pour moi, je vous donne ma parole d’honneur que, le lendemain de mon mariage, je remettrai à Raoul une inscription de vingt-cinq mille livres de rentes.»
Louis s’exprimait avec un tel accent, d’une voix si entraînante, que Raoul, artiste en fourberie, avant tout, fut émerveillé.
– Splendide! s’écria-t-il, cette dernière phrase peut creuser un abîme entre madame Fauvel et sa nièce. Cette assurance d’une fortune pour moi peut mettre ma mère de notre côté.
– Je l’espère, reprit Louis d’un ton de fausse modestie, et j’ai d’autant plus de raisons de l’espérer que je fournirai à la chère dame d’excellents arguments pour s’excuser à ses propres yeux. Car vois-tu bien, quand on propose à une honnête personne quelque petite, comment dirais-je?… transaction, on doit offrir en même temps des justifications pour mettre la conscience en repos. Le diable ne procède pas autrement. Je prouverai a madame Fauvel et à sa nièce que Prosper les a indignement abusées. Je montrerai ce garçon criblé de dettes, perdu de débauches, jouant, soupant et, pour tout dire, vivant publiquement avec une femme perdue…
– Et jolie, par-dessus le marché, n’oublie pas qu’elle est ravissante, la señora Gypsy; dis qu’elle est adorable, ce sera le comble.
– Ne crains rien, je serai éloquent et moral autant que le ministère public lui-même. Puis, je ferai entendre à madame Fauvel que si vraiment elle aime sa nièce, elle doit souhaiter lui voir épouser non ce petit caissier, un subalterne sans le sou, mais un homme important, un grand industriel, l’héritier d’un des beaux noms de France, marquis, pouvant prétendre aux plus hautes situations, assez riche enfin, pour te donner un état dans le monde.
Raoul lui-même se laissait prendre à ces perspectives.
– Si tu ne la décides pas, dit-il, tu la feras hésiter.
– Oh! je ne m’attends pas à un brusque changement. Ce n’est qu’un germe que je déposerai dans son esprit; grâce à toi, il se développera, il grandira et portera ses fruits.
– Grâce à moi?
– Oui, laisse-moi finir. Tout cela dit, je disparais, je ne me montre plus, et ton rôle commence. Comme de juste, ta mère te répète notre conversation, et même par là nous jugerons l’effet produit. Mais toi, à l’idée d’accepter quelque chose de moi, tu te révoltes. Tu te déclares énergiquement prêt à braver toutes les privations, la misère – dis la faim, pendant que tu y seras – plutôt que de recevoir quoi que ce soit d’un homme que tu hais, d’un homme qui… d’un homme dont… enfin, tu vois la scène d’ici.
– Je la vois et je la sens. Dans les rôles pathétiques, je suis toujours très beau, quand j’ai eu le temps de me préparer.
– Parfait. Seulement, ce généreux désintéressement ne t’empêchera pas de recommencer tout à coup ta vie de dissipation. Plus que jamais tu joueras, tu parieras et tu perdras. Il te faudra de l’argent, et encore de l’argent, tu seras pressant, impitoyable. Et note que de tout ce que tu arracheras je ne te demanderai nul compte, ce sera à toi, bien à toi.
– Diable! si tu l’entends ainsi…
– Tu marcheras, n’est-ce pas.
– Et vite, je t’en réponds.
– C’est ce que je te demande, Raoul. Il faut qu’avant trois mois tu aies épuisé toutes les ressources, toutes, m’entends-tu bien? de ces deux femmes. Il faut que tu les amènes à ne plus savoir où donner de la tête. Je les veux, dans trois mois, ruinées absolument, sans argent, sans un bijou, sans rien.
Louis de Clameran s’exprimait avec une telle animation, avec une violence de passion si surprenante après l’exposé de ses combinaisons, que Raoul n’en pouvait revenir.
– Tu hais donc bien ces malheureuses femmes? demanda-t-il.
– Moi! s’écria Louis, dont l’œil étincela, moi les haïr! Tu ne vois donc pas, aveugle, que j’aime Madeleine, comme on aime à mon âge, à en devenir fou? Tu ne sens donc pas que sa pensée envahit tout mon être, que le désir flambe dans mon cerveau, que son nom, quand je le prononce, brûle mes lèvres?…
– Et tu n’es ni troublé ni ému à l’idée de lui préparer les plus cuisants chagrins?
– Il le faut. Est-ce que jamais sans de cruelles souffrances, sans les plus amères déceptions, elle serait à moi? Le jour où tu auras conduit madame Fauvel et sa nièce si près de l’abîme qu’elles en verront le fond, ce jour-là, j’apparaîtrai. C’est quand elles se croiront perdues sans rémission que je les sauverai. Va! j’ai su me réserver une belle scène, et j’y saurai mettre tant de noblesse et de grandeur que Madeleine en sera touchée. Elle me hait, tant mieux! Quand elle verra bien, quand il lui sera démontré que c’est sa personne que je veux et non pas son argent, elle cessera de me mépriser. Il n’est pas de femme que ne touche une grande passion et la passion excuse tout. Je ne dis pas qu’elle m’aimera, mais elle se donnera à moi sans répugnance; c’est tout ce que je demande.